dimanche 23 octobre 2011

Charles Baudelaire : histoire et territoire de la langue



                   
           
 Correspondances

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


En 1967, Emile Benveniste écrit une poétique à partir de Baudelaire où il propose de « coordonner la théorie de la littérature et celle du langage ». En étudiant Baudelaire, Benveniste regarde comment le poète s’oppose à la société grâce au langage. La langue poétique devient une critique du langage ordinaire. Benveniste envisage la pensée des « correspondances » chez Baudelaire comme une poétique à partir du poète. Il aborde, sur la base d’une anthropologie du langage, la question des homologies à travers une ontologie du poète créateur. A travers sa théorie sur le langage, Benveniste élabore une réflexion générale sur l’homme. Il crée le lien entre langage et culture : le langage étant « selon lui la définition même de l’homme » (Problème de Linguistique Générale p.259). «  La langue naît et se développe au sein de la communauté humaine, elle s’élabore avec le même procès que la société, (…). (PLG 2 ; 95).
Pour Benveniste la langue est l’interprétant de la société, la langue contient la société : « on peut isoler la langue, l’étudier et la décrire pour elle-même sans se référer à son emploi dans la société, ni dans ses rapports avec les normes et les représentations sociales qui forment la culture. (…) Tandis qu’il est impossible de décrire la société, de décrire la culture, hors de leurs expressions linguistiques. En ce sens la langue inclut la société, mais elle n’est pas incluse en elle » (PLG2. 95 ; 96). 
L’intérêt que porte Benveniste au langage poétique montre que celui-ci permet la critique du langage ordinaire. En étudiant Baudelaire, Benveniste analyse comment le poète s’oppose à la société grâce au langage. Le poète nous apprend la vérité en nous dévoilant la réalité. Le langage n’est pas une culture mais une nature. A travers cette étude, à partir du poème de Baudelaire, c’est à une anthropologie du langage que Benveniste nous invite en replaçant en quelque sorte le « langage dans son milieu naturel. » J.P. Richard, dans « Poésie et Profondeur p. 159», ne dit pas autre chose à propos de Paul Valéry écrivait qui dans Pièces sur l’art que la langue n’est pas uniquement un outil de communication : « toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions, différents plus ou moins communs. Le relevé de ces écarts serait très instructif (…). » (P. Valéry. Pièces sur l’art, Gallimard, Edition de La Pléiade T.II p. 1264)

Chez Benveniste, cette anthropologie du langage se construit par un travail critique ontologique : [Baudelaire et le langage - « Tout y parlerait à l’âme en secret, sa douce langue natale ».]
Baudelaire évoque à la fois la perte et la nostalgie de ce qui est natal. C’est la perte de l’être aimé. Benveniste pense le poème de Baudelaire comme un retour à l’antique, retour qui s’opère dans le langage intérieur. L’expression « langage intérieur » désigne dans la tradition philosophique une conception non pas tant liée au langage qu’à la pensée. C’est un dialogue intérieur et silencieux avec l’âme elle-même. « Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur (…). La forme linguistique que prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais c’est toujours une forme personnelle » (PLG 2, 85 ; 86). Benveniste relie « langage intérieur » et « dialogue ». « Cette transposition de dialogue en « monologue » où EGO tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête à des figurations ou transpositions psychodramatiques : conflits du « moi profond » et de la conscience », dédoublements provoqués par l’inspiration, etc. » (PLG 2, 86)
Cette condition du dialogue à partir de la poésie chez Baudelaire implique pour Benveniste le « sujet », lequel implique l’être. L’être ne serait plus, uniquement une essence, mais la correspondance du double. Dans l’article « De la subjectivité du langage », nous trouvons : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme « sujet ». La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non pas par le sentiment que chacun éprouve de lui-même (…) mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. (…) Est « ego » qui dit « Ego ». (…) La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) Ainsi tombent les vieilles antinomies du « moi » et de l’«autre », de l’individu et de la société. De la subjectivité du langage. (in PLG, 259, 260). Benveniste nous montre qu’il n’y pas d’essence du je mais que je est double. Benveniste parle de conjointure des « correspondances » : [Constance et variations de l’être chez Baudelaire - Le principe est celui-ci : chez Baudelaire (l’ontologie est primordiale et spécifique : ontologie d’identité entre deux) l’être est ce qui conjoint la créature vivante et souffrante à la nature belle impassible] ou encore : [Baudelaire et le langage : « Baudelaire est un poète qui ne parle pas pour qui le langage s’abolit en chose. La poésie est le moyen de faire, réaliser les correspondances (parfums couleurs sons) cf. (53) tout y parlerait sa douce langue natale » qui est justement l’harmonie de ces correspondances.] Dès lors, la pensée du poème, ce retour à un antique primordial suggère cette autre idée forte de Benveniste : « Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. » (PLG 1,51). Benveniste reprend là une idée forte du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Dans ses notes sur Les Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « la phrase poétique, peut imiter la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante…qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés » et Jean-Pierre Richard de conclure à propos de la phrase poétique chez Baudelaire : « Elle est entre ses mains un instrument pliable à toutes les figures. Mais cette réussite aurait été bien impossible si entre le langage, esprit et réalité, n’avaient à priori existé certains rapports internes, certaines analogies de structure. (…) » (Poésie et profondeur ; 159)

En écrivant sur Baudelaire, Benveniste, élabore une poétique à partir de Baudelaire. Sa théorie du langage rend possible cette poétique. Le poème Correspondance est un modèle poétique de théorie littéraire. Ce que Baudelaire nomme « correspondance », Benveniste l’appelle « homologie ». Dès lors, théorie de la littérature et théorie du langage se coordonnent. [Importance de la juxtaposition - Baudelaire est l’homme qui unifie confond des champs distincts de perception et des séries parallèles de termes, en établissant des correspondances poétiques (= créatrices). Je crois que correspondances est le mot-clé de sa poétique.]
Dans son Introduction à la poétique, G. Dessons nous fait observer que : « l’ensemble des composantes du langage participe, dans le discours, à la production du sens – et à la constitution de la « représentation » - la grammaire, en tant que discipline, est englobée dans la poétique ». 
Nous voyons dans les cinq feuillets présentés ici comment Benveniste construit sa théorie. Dans « Procédé de la comparaison », « Importance de la juxtaposition », Benveniste s’appuie sur des catégories de la langue. « Il semble utile d’aborder le problème par la voie des « catégories » qui apparaissent en médiatrices » (PLG1, p.65).
Benveniste nous rappelle un principe sémiotique : « deux systèmes ne peuvent pas cœxister en condition d’homologie, s’ils sont de nature différente. »(PLG2 96)
 « La base de la structure linguistique est composée d’unités distinctives, et ces unités se définissent par quatre caractères : elles sont des unités discrètes, elles sont en nombre fini, elles sont combinables et elles sont hiérarchisées (…). La structure de la société ne peut être réduite à ce schéma, elle est de nature double. Il y a d’une part un système relationnel, qui est appelé système de la parenté ; et de l’autre, un autre système de relation, de division, c’est le système des classes sociales qui est agencé par les fonctions de production. Or, ni les individus ni les groupes variés d’individus ne peuvent se transposer en unités ou groupes d’unités comparables à celle de la langue. (…) Il faut prendre conscience des implications que portent la notion de langue et celle de la société quand on entreprend de les comparer ». (PLG 2 ; 93). Le Poète est dans la société mais, par le langage poétique, il en devient l’interprétant.
Benveniste explique comment, à partir « de messages conventionnels, produits dans une typologie également conventionnelle », s’effectue une « transposition d’une énonciation verbale en une représentation iconique, quelles sont les correspondances possibles d’un système à un autre et dans quelle mesure cette confrontation se laisserait poursuivre jusqu’à la détermination de correspondances entre SIGNES distincts ».
Benveniste pose la question du rapport sémiologique, rapport entre deux systèmes  linguistique et poétique : [Baudelaire, 23, f°4 – f°327 : Le problème de la poésie, c’est de faire passer les mots, de l’état conceptuel de signes, à l’état actuel d’icônes. (Icones très particuliers, car ils évoquent l’objet, ils l’installent dans sa présence) –: Mais l’expérience des choses les fait passer en moi. Les choses deviennent moi, elles sont désormais intériorisées. Et c’est alors qu’elles deviennent poésie]. Il établit une correspondance. Chez Baudelaire, le monde n’est pas décrit. Il compare. [Correspondances (suite) – Importance et fréquence de ‘comme, ainsi quel, à l’égale de, semblable, pareil ». Il poète compare, il n’explique ni ne décrit. ]
Par ailleurs, Benveniste fait remarquer que « les correspondances » de Baudelaire, ne sont qu’à Baudelaire. Elles organisent son univers poétique et l’imagerie qui le reflète ».
« Baudelaire » et « Constance et variations de l’être chez Baudelaire », montrent l’intérêt de Benveniste pour le concept de l’inconscient et de la relation qui en découle avec la langue: « Nous faisons de la langue que nous parlons des usages infiniment variés. Dans leur diversité, ces usages ont cependant deux caractères en commun. L’un est que la réalité de la langue y demeure en règle générale inconsciente…/… l’autre est que, si abstraites ou si particulières que soient les opérations de la pensée, elles reçoivent expression dans la langue » (PLG1, 63). 
L’anthropologie du langage repose chez Benveniste, sur l’idée que « le langage enseigne la définition même de l’homme. » (PLG1, 259). Benveniste inscrit l’œuvre poétique à partir du sujet qu’il situe dans l’histoire, dans sa critique ontologique, Benveniste montre qu’il existe un être dans la littérature qui se réalise dans le discours indépendamment des formes du discours : « Le discours prosaïque est le discours de la pensée, de démonstration ou de raisonnement. Le discours poétique n’a que l’appareil du discours : la matière en est l’expérience du poète, sa rêverie, sa vision, et il tend à éveiller l’analogue chez le lecteur » (Baudelaire, 23, f°15 – f°338). Le poète nous apprend la vérité en nous dévoilant la réalité passant de la langue ordinaire à la langue poétique. Pour Benveniste, « les signes linguistiques communs à tous deviennent intériorisés, des vocables sans pareils, des dénominations recréantes (…). En coordonnant théorie de langage et théorie poétique, Benveniste tend à démontrer que le langage ne fait pas que nommer les choses. La langue poétique réinvente la grammaire et prouve à partir du poète l’altérité de l’être. 

lundi 17 octobre 2011

Le Pont des Troubles



Aisey-sur-Seine, Côte d'Or, Le Pont des Troubles

J'étais venu voir à quoi ressemblait Le Pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire. De prime abord, il n’y avait rien d'extraordinaire. C’est normal. Ce n’est pas l’œuvre du poète mais celle de Jean Resal, inspecteur général des Ponts et Chaussées (Un juge de paix comme M. Porchauron adorerait : des bâtisseurs d’histoires lisses, sans rendement. Paris qui charrie les périphéries, la zone par-dessus les méandres de nos talwegs. Paris qui tarit leurs caractères, de peur. Paris, flatteuse dresseuse anachronique ! Oh oui ! Porchauron, le rouge au pif, jubile : des plans crus à revendre, des pierres médusées, la nef qui touche, la nef qui coule la Seine sans issue et avec pour solde de tout compte, Paris ne pensant qu’à Versailles). Alexandre III, le pont, c’est Jean Resal aussi. J'étais venu voir à quoi ressemblait Le Pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire.
A.S. Saint-Etienne - Bayern de Münich. 12/05/1976
L’eau de la Seine est verte comme des prairies en Arcadie ? Mouais ! Plus vraisemblablement, je dirais que cette mare est plutôt verte comme le maillot des anges de Saint Etienne brûlé  sur l'hôtel tragique à Glasgow ce soir en finale, où rien n'était rond, ni les ballons, les poteaux, les alcoolos, où les verts défilèrent sur les Champs, à la soupe à la grimace. En tout cas, elle est verte comme la Seine dans mon village (département 21) où je n’ai ni stagné, ni obéi, ni désobéi. Il y a un pont là-bas aussi, dans cet endroit magnifié, touché-coulé. On l’appelle : Le Pont des Troubles.

Troubles comme mes souvenirs faciles aux abords d’une route nationale entre chien et loup, troubles comme le vert de ces femmes proues du Pont Mirabeau tombées des nefs dans les oubliettes de cette vieille rivière, d’où l’on entend leurs voix sous-marines qui me bouchent l’ouïe. Elles sont géantes, grandes, loin. Aller aborder l’une d’entre elles ? Pendre ma chance ? Je décidai d’aller à sa rencontre, chatouiller en l'air la potence. Une me regarda décidément là-hautCelle avec les lourdes mamelles côté aval. Le vertige est un vide, une question sans tête. Au dernier moment, près de la conjointure, j’ai eu peur de sauter.   Nos regards s’étaient croisés. J’avais baissé les yeux. J’avais eu un peu honte. Peut-être était-ce dû à ce rêve bizarre que je fis une nuit au bord de la vieille rivière restée loin derrière, où les songes nous retiennent en amont. Mais les rêves, après tout, ne sont-ils pas des bizarreries, des arrière-pensées pleines d’excuses, des singeries pesantes ?J’étais venu voir à quoi ressemblait Le Pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire.
Haïti, 12 janvier 2010
Mon père était à genoux, les bras dans le dos, poignets croisés, force ligotée, le cou renversé au pied d’une croix dressée dans le bois d’un arbre à pain centenaire de son grand jardin. Il avait le torse nu, une plaie de pur sang en plein sein où la Seine coulait dans son cœur.

mercredi 29 juin 2011

Lueurs flottantes


Maison de Balzac


Numéro 47 de la rue Raynouard dans l’ancien village de Passy. C’était très paisible comme dans un village effectivement.
Je m’étonne !
 Je stoppe ma marche. Le 47 est la seule partie dans la rue qui n’est pas dans l’alignement des autres immeubles. La maison de Balzac est à flanc de coteau. Je la surplombe. Située à cinq, voire six ou sept mètres en contrebas, la demeure paraît recluse à la marge des petits tumultes de l’ancien village paisible de Passy. Quelques arbres ombrageux, un long rectangle arrondi, une grosse pelouse au milieu, des petites allées pavées dedans, un jardin en fleurs jouxtent cette maison dans un ensemble simple : harmonie d’une éternité où l’on se sent bien. L’endroit, immédiatement agréable et accueillant, surprend Paris.
Je reprends.
Je descends l’escalier de pierre qui mène à un rez-de-jardin où s’offrent à vous une jolie petite entrée, une verrière de fer et de verre. Là, sur le perron, on se sent enfin arriver, chez soi. On entre à l’intérieur du temps. La présence d’objets intimes de l’écrivain et aussi, peut-être, le fait d’appuyer mes pas sur ce sol travaillé par des tours de bras bien au-delà de Balzac me procure une satisfaction de proximité d’outre-temps je crois. Comme pour n’importe quel hôte, il y a des règles à observer.
Ici, il faudra suivre les flèches. Suivons-les alors ! La visite débute. Je suis reçu par les portraits de Mme Hanska. Je suis intimidé, comme toujours lors de mes premières rencontres, surtout Mme Hanska voyez-vous. Une femme qui a aimé et fut aimée. Aimer. Toujours aimer. Je m’interdis de ne pas aimer. Alors je me perds dans des pensées amoureuses, mes lointains effervescents, ventôse . Elles occupent une grande partie de mon corps et de mon temps.
Je lis Balzac : « Vous ne savez donc pas qu’il n’y a rien de plus exigeant que le monde de Paris. Qu’il vous veut tout entier, qu’il n’y a que la solitude pour un homme qui travaille 16 heures par jour. Aussi, vis-je dans mon trou de Passy comme un rat ». J’avance comme tout visiteur d’un pas public.
J’entre dans une autre pièce, presque carrée celle-ci. On y trouve des objets ayant appartenu à l’écrivain. Encore ? murmure un imbécile. C’est quand même censé avoir été sa maison ! A l’intérieur du carré, il y a une bibliothèque, il y a ses livres. Des œuvres de Jean-Jacques Rousseau y reposent à égalité sur une étagère. Mais davantage mesuré, je remarque dans cette pièce, ce fauteuil aux accoudoirs usés et dont la tapisserie toute entière semble avoir été élimée par son seul propriétaire à force d’y avoir séjourné. Devant le fauteuil, la table de travail creusée en son centre par Balzac en son temps. Elle semble avoir été fendue en deux, ouverte, comme la Mer Rouge brisée  pour Moïse afin qu’il libère les Enfants d’Israël. Sur cette table, Balzac, entre ces deux bords, y conduit le peuple de la Comédie Humaine. A l’intersection de ces deux mers racées, de l’Histoire du monde, de la littérature, ce coup de canif dans l’éternité, une néréide d’humilité vient m’arracher à mon autosuffisance même de gratter la croûte terrestre. Bienfaitrice, elle me fait oublier pour quelques minutes l’état amoureux dans lequel je me trouvais et qui me rendais niais. Je suis planté devant cette table littéraire où tout du moins, au bord de l’un de ses affluents. Je lis Balzac : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer …/… Nous avons à suivre l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres. Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur, ne doivent séparer l’effet de la cause qui sont invisiblement l’un dans l’autre ». Je quitte le 47 de la rue Raynouard, harmonie d’une éternité où l’on se sent bien, plus humble mais presque aussi niais…

Victor Hugo



Livre I - Suit

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l'écrivant;
La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure,
Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu,
Face de l'invisible, aspect de l'inconnu;
Créé, par qui? forgé, par qui? jailli de l'ombre;
Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.
Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses,
Ou font gronder le vers, orageuse forêt.
Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.
Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou bacchante,
S'offre, se donne ou fuit; devant Néron qui chante
Ou Charles-Neuf qui rime, il recule hagard;
Tel mot est un sourire, et tel autre un regard;
De quelque mot profond tout homme est le disciple;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple;
Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,
Le creux du crâne humain lui donne son relief;
La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle;
Ce qu'un mot ne sait pas, un autre le révèle;
Les mots heurtent le front comme l'eau le récif;
Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif
Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes;
Comme en un âtre noir errent des étincelles,
Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,
Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous;
Les mots sont les passants mystérieux de l'âme
Chacun d'eux porte une ombre ou secoue une flamme;
Chacun d'eux du cerveau garde une région;
Pourquoi? c'est que le mot s'appelle Légion,
C'est que chacun, selon l'éclair qui le traverse,
Dans le labeur commun fait une oeuvre diverse;
C'est que de ce troupeau de signes et de sons
Qu'écrivant ou parlant, devant nous nous chassons,
Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues;
C'est que, présent partout, nain caché sous les langues,
Le mot tient sous ses pieds le globe et l'asservit;
Et, de même que l'homme est l'animal où vit
L'âme, clarté d'en haut par le corps possédée,
C'est que Dieu fait du mot la bête de l'idée.
Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue, en disant: Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l'océan pensée il est noir polype.
Quand un livre jaillit d'Eschyle ou de Manou,
Quand saint Jean à Patmos écrit sur son genou,
On voit, parmi leurs vers pleins d'hydres et de stryges
Des mots monstres ramper dans ces oeuvres prodiges.
O main de l'impalpable! ô pouvoir surprenant!
Mets un mot sur un homme, et l'homme frissonnant
Sèche et meurt, pénétré par la force profonde;
Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,
Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud,
Ses lois, ses moeurs, ses dieux, s'écroule sous le mot.
Cette toute-puissance immense sort des bouches.
La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches
Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent.
A son haleine, l'âme et la lumière aidant,
L'obscure énormité lentement s'exfolie.
Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie;
Caton a dans les reins cette syllabe: NON.
Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon,
Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupière:
Esperance ! - Il entr'ouvre une bouche de pierre
Dans l'enclos formidable où les morts ont leur lit,
Et voilà que don Juan pétrifié pâlit!
Il fait le marbre spectre, il fait l'homme statue.
Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue;
Nemrod dit: "Guerre!" alors, du Gange à l'Illissus,
Le fer luit, le sang coule. "Aimez-vous!" dit Jésus.
Et ce mot à jamais brille et se réverbère
Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère,
Dans les cieux, sur les fleurs, sur l'homme rajeuni,
Comme le flamboiement d'amour de l'infini!
Quand, aux jours où la terre entr'ouvrait sa corolle,
Le premier homme dit la première parole,
Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit,
Rencontra dans les cieux la lumière, et lui dit:
"Ma soeur!
Envole-toi! plane! sois éternelle!
Allume l'astre! emplis à jamais la prunelle!
Echauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents;
Eclaire le dehors, j'éclaire le dedans.
Tu vas être une vie, et je vais être l'autre.
Sois la langue de feu, ma soeur, je suis l'apôtre.
Surgis, effare l'ombre, éblouis l'horizon,
Sois l'aube; je te vaux, car je suis la raison;
A toi les yeux, à moi les fronts. O ma soeur blonde,
Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde;
Avec tes rayons d'or, tu vas lier entre eux
Les terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,
Les champs, les cieux; et moi, je vais lier les bouches;
Et sur l'homme, emporté par mille essors farouches,
Tisser, avec des fils d'harmonie et de jour,
Pour prendre tous les coeurs, l'immense toile Amour.
J'existais avant l'âme, Adam n'est pas mon père.
J'étais même avant toi; tu n'aurais pu, lumière,
Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné;
Mon nom est Fiat Lux, et je suis ton aîné!"
Oui, tout-puissant! tel est le mot. Fou qui s'en joue!
Quand l'erreur fait un nœud dans l'homme, il le dénoue.
Il est foudre dans l'ombre et ver dans le fruit mûr.
Il sort d'une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s'écoule.
Il s'incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu;
Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu.

lundi 6 juin 2011

Un fil à la patte (version remasterisée Comédie Française)


13h 45. Comédie Française. Salle Richelieu. Baignoire. Un fil à la patte de Georges Feydeau. Mise en scène Jérôme Deschamps.

Avec : Dominique CONSTANZA l la Baronne I Claude MATHIEU Marceline I Thierry HANCISSE le Général I Florence VIALA Lucette I Céline SAMIE Nini I Jérôme POULY Jean I Guillaume GALLIENNE Chenneviette et Miss Betting I Christian GONON Firmin I Serge BAGDASSARIAN Fontanet I Hervé PIERRE Bois d’Enghien I Gilles DAVID Antonio I Christian HECQ Bouzin I Georgia SCALLIET Viviane I Pierre NINEY Émile et l’Homme en retard I Jérémy LOPEZ le Concierge et le Militaire et les élèves-comédiens de la Comédie-Française Antoine Formica Musicien 1, Invité 1 et le Prêtre, Marion Lambert la Femme aux enfants et Musicienne, Ariane Pawin la Mariée et Invitée 2, François Praud Musicien 2 et le Marié et Sandrine Attard la Femme du couple et Servante, Agnès Aubé la Mère de la Mariée, Musicienne et Invitée 3, Patrice Bertrand Lantery et le Père de la Mariée, Arthur Deschamps le Fleuriste, Laquais 2 et Agent 2, Ludovic Le Lez l’Homme ducouple, Laquais 1 et Agent 1, et les enfants (en alternance), avec la participation de la Maîtrisedes Hauts-de-Seine Hadrien Berthonneau, Oscar Cortijos, Chabane Jahrling Petit Napoléon, Suzanne Brunet, Coline Catroux, Margaux Selle Petite Fée.



Comme à chaque fois que je me rends à la Comédie Française, je m’installe dans un de ces fauteuils lourds et rouges, pas si confortable. Là, et c’est presque instinctif, je souhaite très fort que la représentation soit déjà terminée. Avec l’inquiétude maladive qui rend tarer un type sain en type psychotique car sûr de louper son train à cause des bouchons du matin, je veux connaître la durée de la pièce. Je passe le synopsis, la distribution, les considérations convenues du metteur en scène, de la décoratrice et des luminaires. Où est fiché dans ce satané programme ce qu’il y de plus important pour moi à ce moment-là : la durée. Je dois avouer ici, que la plupart du temps, davantage pressé, immédiatement en arrivant je demande à ma compagne d’aller trouver elle-même la durée. Stupéfaite, elle me lance un œil torve et me dit laconiquement mais avec force de conviction : «là où tu sais !» Aujourd’hui 2h30 avec entr’acte. Aïe ! C’est long. Au moins y a-t-il la perspective d’une coupe de bière à la mi-temps. Ca compense à peine mon ennui d’être là. Je regarde machinalement ma montre sans arrêt pour qu’enfin la pièce débute. Ce n’est pas que j’ai hâte que la représentation démarre, mais plus vite ça commencera, plus vite ça se terminera. Ça démarre toujours pile à l’heure à la Comédie Française. Ils sont les meilleurs dans ce registre. Applaudissement du public.
Avec Feydeau c’est presque toujours la même histoire. Texte et mécanique théâtrale sont le génie même de l’auteur dans le genre, peut-on entendre dans les coulisses de tous les théâtres, où encore dans les salles de cours des universités. Ainsi l’acteur Guillaume Gallienne de la Comédie Française et qui joue en alternance dans Un fil à la patte (Chenneviette et Miss Betting), nous dit que face aux personnages de Feydeau, nous sommes tous identiques, lui et vous, vous et moi, et que l’acteur, pas plus que le spectateur n’a vraiment de prise sur les personnages. Il sera simplement appelé, à cause de sa nature de comédien, à se laisser prendre dans la mécanique explosive du théâtre de Feydeau. Bref, Feydeau : c’est génial ! Pourtant cet après-midi je m’ennuie dur et d’emblée. Est-ce la pièce, la bière qui n’arrivera pas de sitôt, les décors, qu’à cet instant je n’ai pas encore découverts, les comédiens enturbannés, je présume, dans des costumes d’époque ? 
L’époque justement. Le théâtre de Feydeau aussi génial soit-il, n’est-il pas quand même, la critique acerbe d’un groupe social bien repéré dans un temps, un lieu ? Le temps où les bourgeois parisiens finissaient de s’apprivoiser en tant que tels (fils de putes !).

Georges Feydeau
La Comédie Française ne fait jouer que les pièces du répertoire, n’est-ce pas ? C’est là même sa fonction. Aussi cette institution, en représentant des œuvres du passé, car, qui dit répertoire théâtral, dit passé, histoire des idées et histoire tout court (ne soyons pas trop exigeant, restons pédagogique), aurait pour mission de nous les faire comprendre et de nous amener à en tirer des leçons, des idées, des réflexions utiles à l’esprit de notre temps. Hors, et c’est là que je rencontre mon ennui ! Allons bon ! Au lieu de tirer ces œuvres phénoménales en leur temps vers nous, la Comédie Française nous plonge dans l’anachronisme le plus triomphant, soumise à l’idéologie régnante qui veut tout niveler, et voudrait nous faire croire par-dessus le marché que nous ressemblons tous à cette « tribu » d’antan ou plus subtilement que ces anciens sont pareils à nous. Chez Feydeau, à l’instar du théâtre grec et de sa tragédie, la théorie d’Aristote sur la catharsis, de manière flagrante, prend toute sa place en 1893 en ce qui concerne la communauté bourgeoise parisienne. Mais qu’est-ce que ce théâtre peut-il, aujourd'hui, nous apporter  de ce point de vue si Aristotélicien ? A coup sûr, Le fil à la patte de Jérôme Deschamps à la Comédie Française n’a pas cette prétention, cette dimension intellectuelle, de nous dire ce qu'est un texte du répertoire, encore moins cette ambition et ce devoir de culture pour chacun : l’éducation. Cette programmation s’apparente plus à une vaste opération de racolage. On va nous dire qu’il en faut pour tous les goûts dans une grande démocratie comme la nôtre. Cela justifie le drainage des admirateurs des Clavier et autres Dani Boon, habitués des grands boulevards d’aujourd’hui vers le Français. Car quand on voit Christian Hecq (Bouzin), dirigé par son metteur en scène, en faire des caisses, et des grimaces, et des cascades à n’en plus finir, et des contorsions du corps en 3D, et prendre la voix de débile de Boon, et que cette performance lui a, en plus, valu une récompense ? Merde ! En concentrant tout sur cet acteur et son jeu spectaculaire, le metteur en scène décentre le système mécanique autour duquel les dialogues et les actions s’ajustent au millimètre dans les pièces du grand Georges aussi brillamment  que les planètes autour du soleil dans le système solaire. Bref, J. Deschamps est tombé dans le panneau : on ne s’affranchit pas du travail d’écriture de Feydeau. Mais il ne faut surtout pas s’y tromper, le public adore les ratés. Il applaudit avant même que le coup parte. Des journalistes patentés, dont la solide formation littéraire ne fait aucun doute (le CELSA réside à la Sorbonne après tout) leur font dire que quiconque veut en faire des caisses chez Feydeau, il y est chez lui. Ben voyons ! Nous attendons les pets la prochaine fois en plus des doigts dans le nez, avec des vrais handicapés mentaux, Steevy, et Bernard Tapie, pour qu’on se marre encore un peu plus. Au moins retrouverions-nous l’accent naturaliste de cette fin du XIXème, associé à notre humanisme colonial tendance d’aujourd’hui. La Comédie Française n’invente pas un public en puisant dans les grandes œuvres littéraires qu’elle manipule, elle suit le goût du marché pour les farines animales, et par là-même nous signifie qu’il n’y a aujourd’hui aucune différence entre un Dani Boon et Georges Feydeau. Bien sûr des normaliens pourront toujours ergoter en psalmodiant que ce dernier est un génie, pas l’autre. Ça se saurait ! Et tout le monde pourra même tomber d’accord sur ce point ; rue des écoles.
Dire que Feydeau est un brillant dramaturge est une lapalissade qui ne sert à rien, juste à se gausser entre amis dans les dîner en ville entre petits merdeux et pédants. Ainsi est l’air du temps, ainsi la Comédie Française donne dans le pléonasme et la démagogie au lieu de donner de la voie, ainsi je m’ennuie à devoir chercher midi à quatorze heures.

jeudi 26 mai 2011

L'ubac et l'adret






La mémoire est ce lieu magique où coexistent jadis et maintenant, l’absence et la proximité, la cause et l’effet, les vivants et les morts. Par elle, les êtres sans ubiquité, sans longévité que nous sommes tiennent ensemble tous les moments, tous les lieux, s’élèvent, un instant, au-dessus d’eux-mêmes.
Pierre Bergounioux







      Nos histoires sont mitées de part en part. Avec des mots que l’on pose par-dessus à chaque pas, elles ressemblent à des ganses brodées montées avec des fils fragiles et magiques aux extrémités. Et l’on tire, l’on tire inlassablement, l’on tire sur ces fils au bord de nos mémoires trouées, sans relâchement aucun, pour couvrir d’avantages dorés nos vies minuscules, grâce à une illusion toute théâtrale, qui représente en nouvelle favorable le passé déguisé en roi soleil.


Les histoires d’hier sont cantonnées au fond de notre mémoire dans une sorte de camp retranché. Elles stationnent sur un vague terrain de notre psyché, un port près d’une mère éternelle, à Ostie près de Rome. Quand je me risque à faire coulisser les portes couleur charbon de bois de ces cargaisons qui datent, dans le grenier, un verger, le Léthé, je vois défiler un chant d’Homère armé jusqu’au rêve, une planche d’Alembert, les arbres fruitiers, des pruniers, des poiriers, les grands bras rouges ou verts des cerisiers, une multitude de mottes de terres obèses à leurs pieds, des touffes enchevêtrées, des chattes vertes ou vertes, la queue dressée d’un chien dans les étoiles d’un jeune rêveur qui court dans le pré comme un coq sait gueuler après tout, des dames légères venues remplir leurs paniers en osier dans les premiers pommiers en fleurs. Je vois surtout couler le cidre frais le long des drailles dans les estives de ma mémoire. On trouve là des moutons tumultueux sans jarrets pris dans la rosée du matin à cause d’un mur de cimetière juste à côté, des façons d’avoir été taillées dans des costumes devenus trop étroits pour nos vieilles épaules d’été ridées.
Ici, je peux bien reparler sans souci, quitte à faire suer, de ma peine capitale déterrée, dans le souvenir d’un voyage nocturne assassiné, à des lieux et des lieux de l’écoumène.
C’est une place à Paris. Un de ces endroits qui reçoit une foule de gens. La place est au cœur du quartier, le quartier au cœur de la ville, la foule au cœur de la place, et le cœur au cœur de l’homme. Les rides de la foule font onduler la place remplie à cette heure-ci. L’ensoleillement, la douceur du fahrenheit viennent caresser les corps dans la foule. C’est une caresse sensuelle. C’est bon, bien trop bon.
A la fin d’une ondulation, dans la caresse, au milieu de l’une de ces rides, il y a un jeune homme et une jeune femme. La foule tranquille roule autour d’eux. Le jeune homme et la jeune femme ont choisi de s’asseoir à une table de café comme on dit. Le jeune homme aime la jeune femme qui ne peut pas parce qu’ils ne sont pas du même côté. C’est très simple.






Lui, vient de Mars, soufflé par le désordre glacial d’Arès, levant les maux des espèces transpercées, le silex et le mildiou, sur l’Ubac.
Elle, habite Jupiter, bien au chaud chez sa mère folle des splendeurs en argent des palais dorés de la belle cité impérieuse des marchands de Paris, avenue de la République thésaurisée, sur l’Adret.
Le bêta aime la jeune femme. la belle ne voit pas une seule seconde comment cela est possible parce que très simplement ils ne sont pas du même versant : logique ? Discuter là ? Nourrir le corps, nourrir le cœur : logique. S’arrêter là : logique 
Le cœur au cœur de l’homme, dans cette foule au cœur de la place, sur cette place au cœur du quartier, dans ce quartier au cœur de la ville il y a un pont. Je l’ai appelé : le Pont des Troubles.


lundi 23 mai 2011

Charles Baudelaire

Les Yeux des pauvres (Petits poèmes en prose)

Charles Baudelaire par Gustave Courbet
Ah! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd'hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu'à moi de vous l'expliquer; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d'imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.
   Nous avions passé ensemble une longue journée qui m'avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l'un et à l'autre, et que nos deux âmes désormais n'en feraient plus qu'une; - un rêve qui n'a rien d'original, après tout, si ce n'est que, rêvé par tous les hommes, il n'a été réalisé par aucun.
   Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l'ardeur d'un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l'obélisque bicolore des glaces panachées; toute l'histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.
   Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d'une quarantaine d'années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d'une main un petit garçon et portant sur l'autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l'office de bonne et faisait prendre à ses enfants l'air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l'âge.
   Les yeux du père disaient: "Que c'est beau! que c'est beau! on dirait que tout l'or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs." - Les yeux du petit garçon: "Que c'est beau! que c'est beau! mais c'est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous." - Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu'une joie stupide et profonde.
   Les chansonniers disent que le plaisir rend l'âme bonne et amollit le coeur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j'étais attendri par cette famille d'yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites: "Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d'ici?"
   Tant il est difficile de s'entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s'aiment!


dimanche 22 mai 2011

La route de la trace (Clindor II)




   C'était octobre ou novembre en automne. Les rayons du soleil peinaient à s'infiltrer tous dans le charivari du Père-Lachaise. La nature garde ici l'avantage en dépit des saisons de toute façon. Elle épongeait tout sans distinction de race, de sexe et de religion ; et de raison sociale ! Simplement des visiteurs venaient au cimetière renifler comme des chiens la tombe d’un père absent, d’antan, puissant. On venait là sentir les affres du passé et soutenir des affaires présentes tombées en désuétude. C’est qu’aujourd’hui, on se meurt aussi en surface. Dans le carré nord du cimetière, côté Gambetta, le gisant de Victor Noir. 
Au pays des merveilles (Eros et Thanatos)
Des femmes mûres étaient montées dessus où elles allaient et venaient machinalement, espérant une jouissance réussie.
"Le cadavre est à terre, l'idée est debout." V. Hugo.
Un jeune homme vint, regarda, passa. Celui-là cherchait des augustes pour déposer sa fleur, remettre son hommage pour La Commune toute entière, Rousseau, Robespierre, Blanqui, la planter bien comme il faut, au pied du faux mur des confédérés. Mais sa fleur, se dit-il, et ce malgré la fausseté en dur et en stuc des institutions de surface, comme une sonde végétale itinérante et sans patrie, finirait bien par remonter jusqu’aux vieilles maximes que les pères fondateurs du nouvel ordre avaient rêvées à notre place. Les révolutions creusent des Galeries d’arts. Par un détour involontaire, il arriva bien trop en retard au pied de la forteresse de Thiers, conçue à l'image de son pouvoir,  écrasante et monstrueuse, recouverte avec une de ces peintures contrefaite, plus grumeleuse que blanche (ainsi les tyrans, se croient des anges, à qui forcément on ne reproche plus rien parce que déguisés en vertu républicaine) et où siège, toujours La Commune calcinée autour. Le Thiers Etat avait fait ses comptes. Il avait écrasé et la tige et la fleur. 
Il se faisait tard. L’heure courait après la nuit qu’elle allait bientôt rattraper. Le cimetière commençait à rejeter tous ces chercheurs d’idées incomplètes. Le Père-Lachaise veillait jalousement sur les siennes. En attendant Godot, On purge bébé. « Ouh, ouh, ouille, Clindor ! » Dit un clown. On reconnut son nom. C’était le fils de Pridamant Bardin. « Quoi qui s’offre à vos yeux n’en ayez point d’effroi » rappela le clown qui s’effaça aussi vite qu'une ombre de nuit laissant Clindor seul, devant une tombe ensevelie sous d'autres pierres en pièces. Clindor lut l’épitaphe : « J’écris pour la révolution. Ces fidèles de l’art pur pourront dire que c’est descendre. C’est descendre, oui, comme on descend dans la rue lorsque le peuple y est »
Jules Vallès






vendredi 20 mai 2011

Le viol des pauvres


New york cour de justice par fandeseriesTV « À New York, dans le système judiciaire, tout accusé est présumé innocent tant que sa culpabilité n'a pas été établie par des aveux lors d'une procédure de plaider coupable, ou à l'issue d'un procès. Voici l'un de ces procès... »

The lonesome death of Hattie Carroll (Bob Dylan)


William Zanzinger killed poor Hattie Carroll
With a cane that he twirled around his diamond ring finger
At a Baltimore hotel society gath'rin'
And the cops were called in and his weapon took from him
As they rode him in custody down to the station
And booked William Zanzinger for first-degree murder
But you who philosophize disgrace and criticize all fears
Take the rag away from your face
Now ain't the time for your tears.

William Zanzinger who at twenty-four years
Owns a tobacco farm of six hundred acres
With rich wealthy parents who provide and protect him
And high office relations in the politics of Maryland
Reacted to his deed with a shrug of his shoulders
And swear words and sneering and his tongue it was snarling
In a matter of minutes on bail was out walking
But you who philosophize disgrace and criticize all fears
Take the rag away from your face
Now ain't the time for your tears.
Flagellation d'une femme esclave. Surinam. 1770

Hattie Carroll was a maid in the kitchen
She was fifty-one years old and gave birth to ten children
Who carried the dishes and took out the garbage
And never sat once at the head of the table
And didn't even talk to the people at the table
Who just cleaned up all the food from the table
And emptied the ashtrays on a whole other level
Got killed by a blow, lay slain by a cane
That sailed through the air and came down through the room
Doomed and determined to destroy all the gentle
And she never done nothing to William Zanzinger
And you who philosophize disgrace and criticize all fears
Take the rag away from your face
Now ain't the time for your tears.

In the courtroom of honor, the judge pounded his gavel
To show that all's equal and that the courts are on the  level
And that the strings in the books ain't pulled and persuaded
And that even the nobles get properly handled
Once that the cops have chased after and caught 'em
And that ladder of law has no top and no bottom
Stared at the person who killed for no reason
Who just happened to be feelin' that way witout warnin'
And he spoke through his cloak, most deep and distinguished
And handed out strongly, for penalty and repentance
William Zanzinger with a six-month sentence
Oh, but you who philosophize disgrace and criticize all fears
Bury the rag deep in your face
For now's the time for your tears.