dimanche 23 octobre 2011

Charles Baudelaire : histoire et territoire de la langue



                   
           
 Correspondances

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


En 1967, Emile Benveniste écrit une poétique à partir de Baudelaire où il propose de « coordonner la théorie de la littérature et celle du langage ». En étudiant Baudelaire, Benveniste regarde comment le poète s’oppose à la société grâce au langage. La langue poétique devient une critique du langage ordinaire. Benveniste envisage la pensée des « correspondances » chez Baudelaire comme une poétique à partir du poète. Il aborde, sur la base d’une anthropologie du langage, la question des homologies à travers une ontologie du poète créateur. A travers sa théorie sur le langage, Benveniste élabore une réflexion générale sur l’homme. Il crée le lien entre langage et culture : le langage étant « selon lui la définition même de l’homme » (Problème de Linguistique Générale p.259). «  La langue naît et se développe au sein de la communauté humaine, elle s’élabore avec le même procès que la société, (…). (PLG 2 ; 95).
Pour Benveniste la langue est l’interprétant de la société, la langue contient la société : « on peut isoler la langue, l’étudier et la décrire pour elle-même sans se référer à son emploi dans la société, ni dans ses rapports avec les normes et les représentations sociales qui forment la culture. (…) Tandis qu’il est impossible de décrire la société, de décrire la culture, hors de leurs expressions linguistiques. En ce sens la langue inclut la société, mais elle n’est pas incluse en elle » (PLG2. 95 ; 96). 
L’intérêt que porte Benveniste au langage poétique montre que celui-ci permet la critique du langage ordinaire. En étudiant Baudelaire, Benveniste analyse comment le poète s’oppose à la société grâce au langage. Le poète nous apprend la vérité en nous dévoilant la réalité. Le langage n’est pas une culture mais une nature. A travers cette étude, à partir du poème de Baudelaire, c’est à une anthropologie du langage que Benveniste nous invite en replaçant en quelque sorte le « langage dans son milieu naturel. » J.P. Richard, dans « Poésie et Profondeur p. 159», ne dit pas autre chose à propos de Paul Valéry écrivait qui dans Pièces sur l’art que la langue n’est pas uniquement un outil de communication : « toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions, différents plus ou moins communs. Le relevé de ces écarts serait très instructif (…). » (P. Valéry. Pièces sur l’art, Gallimard, Edition de La Pléiade T.II p. 1264)

Chez Benveniste, cette anthropologie du langage se construit par un travail critique ontologique : [Baudelaire et le langage - « Tout y parlerait à l’âme en secret, sa douce langue natale ».]
Baudelaire évoque à la fois la perte et la nostalgie de ce qui est natal. C’est la perte de l’être aimé. Benveniste pense le poème de Baudelaire comme un retour à l’antique, retour qui s’opère dans le langage intérieur. L’expression « langage intérieur » désigne dans la tradition philosophique une conception non pas tant liée au langage qu’à la pensée. C’est un dialogue intérieur et silencieux avec l’âme elle-même. « Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur (…). La forme linguistique que prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais c’est toujours une forme personnelle » (PLG 2, 85 ; 86). Benveniste relie « langage intérieur » et « dialogue ». « Cette transposition de dialogue en « monologue » où EGO tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête à des figurations ou transpositions psychodramatiques : conflits du « moi profond » et de la conscience », dédoublements provoqués par l’inspiration, etc. » (PLG 2, 86)
Cette condition du dialogue à partir de la poésie chez Baudelaire implique pour Benveniste le « sujet », lequel implique l’être. L’être ne serait plus, uniquement une essence, mais la correspondance du double. Dans l’article « De la subjectivité du langage », nous trouvons : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme « sujet ». La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non pas par le sentiment que chacun éprouve de lui-même (…) mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. (…) Est « ego » qui dit « Ego ». (…) La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) Ainsi tombent les vieilles antinomies du « moi » et de l’«autre », de l’individu et de la société. De la subjectivité du langage. (in PLG, 259, 260). Benveniste nous montre qu’il n’y pas d’essence du je mais que je est double. Benveniste parle de conjointure des « correspondances » : [Constance et variations de l’être chez Baudelaire - Le principe est celui-ci : chez Baudelaire (l’ontologie est primordiale et spécifique : ontologie d’identité entre deux) l’être est ce qui conjoint la créature vivante et souffrante à la nature belle impassible] ou encore : [Baudelaire et le langage : « Baudelaire est un poète qui ne parle pas pour qui le langage s’abolit en chose. La poésie est le moyen de faire, réaliser les correspondances (parfums couleurs sons) cf. (53) tout y parlerait sa douce langue natale » qui est justement l’harmonie de ces correspondances.] Dès lors, la pensée du poème, ce retour à un antique primordial suggère cette autre idée forte de Benveniste : « Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue. » (PLG 1,51). Benveniste reprend là une idée forte du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Dans ses notes sur Les Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « la phrase poétique, peut imiter la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante…qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés » et Jean-Pierre Richard de conclure à propos de la phrase poétique chez Baudelaire : « Elle est entre ses mains un instrument pliable à toutes les figures. Mais cette réussite aurait été bien impossible si entre le langage, esprit et réalité, n’avaient à priori existé certains rapports internes, certaines analogies de structure. (…) » (Poésie et profondeur ; 159)

En écrivant sur Baudelaire, Benveniste, élabore une poétique à partir de Baudelaire. Sa théorie du langage rend possible cette poétique. Le poème Correspondance est un modèle poétique de théorie littéraire. Ce que Baudelaire nomme « correspondance », Benveniste l’appelle « homologie ». Dès lors, théorie de la littérature et théorie du langage se coordonnent. [Importance de la juxtaposition - Baudelaire est l’homme qui unifie confond des champs distincts de perception et des séries parallèles de termes, en établissant des correspondances poétiques (= créatrices). Je crois que correspondances est le mot-clé de sa poétique.]
Dans son Introduction à la poétique, G. Dessons nous fait observer que : « l’ensemble des composantes du langage participe, dans le discours, à la production du sens – et à la constitution de la « représentation » - la grammaire, en tant que discipline, est englobée dans la poétique ». 
Nous voyons dans les cinq feuillets présentés ici comment Benveniste construit sa théorie. Dans « Procédé de la comparaison », « Importance de la juxtaposition », Benveniste s’appuie sur des catégories de la langue. « Il semble utile d’aborder le problème par la voie des « catégories » qui apparaissent en médiatrices » (PLG1, p.65).
Benveniste nous rappelle un principe sémiotique : « deux systèmes ne peuvent pas cœxister en condition d’homologie, s’ils sont de nature différente. »(PLG2 96)
 « La base de la structure linguistique est composée d’unités distinctives, et ces unités se définissent par quatre caractères : elles sont des unités discrètes, elles sont en nombre fini, elles sont combinables et elles sont hiérarchisées (…). La structure de la société ne peut être réduite à ce schéma, elle est de nature double. Il y a d’une part un système relationnel, qui est appelé système de la parenté ; et de l’autre, un autre système de relation, de division, c’est le système des classes sociales qui est agencé par les fonctions de production. Or, ni les individus ni les groupes variés d’individus ne peuvent se transposer en unités ou groupes d’unités comparables à celle de la langue. (…) Il faut prendre conscience des implications que portent la notion de langue et celle de la société quand on entreprend de les comparer ». (PLG 2 ; 93). Le Poète est dans la société mais, par le langage poétique, il en devient l’interprétant.
Benveniste explique comment, à partir « de messages conventionnels, produits dans une typologie également conventionnelle », s’effectue une « transposition d’une énonciation verbale en une représentation iconique, quelles sont les correspondances possibles d’un système à un autre et dans quelle mesure cette confrontation se laisserait poursuivre jusqu’à la détermination de correspondances entre SIGNES distincts ».
Benveniste pose la question du rapport sémiologique, rapport entre deux systèmes  linguistique et poétique : [Baudelaire, 23, f°4 – f°327 : Le problème de la poésie, c’est de faire passer les mots, de l’état conceptuel de signes, à l’état actuel d’icônes. (Icones très particuliers, car ils évoquent l’objet, ils l’installent dans sa présence) –: Mais l’expérience des choses les fait passer en moi. Les choses deviennent moi, elles sont désormais intériorisées. Et c’est alors qu’elles deviennent poésie]. Il établit une correspondance. Chez Baudelaire, le monde n’est pas décrit. Il compare. [Correspondances (suite) – Importance et fréquence de ‘comme, ainsi quel, à l’égale de, semblable, pareil ». Il poète compare, il n’explique ni ne décrit. ]
Par ailleurs, Benveniste fait remarquer que « les correspondances » de Baudelaire, ne sont qu’à Baudelaire. Elles organisent son univers poétique et l’imagerie qui le reflète ».
« Baudelaire » et « Constance et variations de l’être chez Baudelaire », montrent l’intérêt de Benveniste pour le concept de l’inconscient et de la relation qui en découle avec la langue: « Nous faisons de la langue que nous parlons des usages infiniment variés. Dans leur diversité, ces usages ont cependant deux caractères en commun. L’un est que la réalité de la langue y demeure en règle générale inconsciente…/… l’autre est que, si abstraites ou si particulières que soient les opérations de la pensée, elles reçoivent expression dans la langue » (PLG1, 63). 
L’anthropologie du langage repose chez Benveniste, sur l’idée que « le langage enseigne la définition même de l’homme. » (PLG1, 259). Benveniste inscrit l’œuvre poétique à partir du sujet qu’il situe dans l’histoire, dans sa critique ontologique, Benveniste montre qu’il existe un être dans la littérature qui se réalise dans le discours indépendamment des formes du discours : « Le discours prosaïque est le discours de la pensée, de démonstration ou de raisonnement. Le discours poétique n’a que l’appareil du discours : la matière en est l’expérience du poète, sa rêverie, sa vision, et il tend à éveiller l’analogue chez le lecteur » (Baudelaire, 23, f°15 – f°338). Le poète nous apprend la vérité en nous dévoilant la réalité passant de la langue ordinaire à la langue poétique. Pour Benveniste, « les signes linguistiques communs à tous deviennent intériorisés, des vocables sans pareils, des dénominations recréantes (…). En coordonnant théorie de langage et théorie poétique, Benveniste tend à démontrer que le langage ne fait pas que nommer les choses. La langue poétique réinvente la grammaire et prouve à partir du poète l’altérité de l’être. 

1 commentaire:

  1. que de vérités !!
    Dans Spleen et Idéal, Baudelaire nous berce d'utopie en rêvant l'idéal... pour finalement "retomber" dans le spleen et la mélancolie.
    Grand poète Romantique!

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