La nature est un temple où
de vivants piliers
Laissent parfois sortir de
confuses paroles;
L'homme y passe à travers
des forêts de symboles
Qui l'observent avec des
regards familiers.
Comme de longs échos qui de
loin se confondent
Dans une ténébreuse et
profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme
la clarté,
Les parfums, les couleurs et
les sons se répondent.
Il est des parfums frais
comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois,
verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus,
riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses
infinies,
Comme l'ambre, le musc, le
benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports
de l'esprit et des sens.
En
1967, Emile Benveniste écrit une poétique à partir de Baudelaire où il propose de « coordonner la théorie de la
littérature et celle du langage ». En étudiant Baudelaire, Benveniste
regarde comment le poète s’oppose à la société grâce au langage. La langue poétique
devient une critique du langage ordinaire. Benveniste envisage la pensée des
« correspondances » chez Baudelaire comme une poétique à partir du
poète. Il aborde, sur la base d’une anthropologie du langage, la question des
homologies à travers une ontologie du poète créateur. A travers sa théorie sur
le langage, Benveniste élabore une réflexion générale sur l’homme. Il crée le
lien entre langage et culture : le langage étant « selon lui la
définition même de l’homme » (Problème de Linguistique Générale p.259). « La langue naît et se développe au
sein de la communauté humaine, elle s’élabore avec le même procès que la
société, (…). (PLG 2 ; 95).
Pour
Benveniste la langue est l’interprétant de la société, la langue contient la
société : « on peut isoler la
langue, l’étudier et la décrire pour elle-même sans se référer à son emploi
dans la société, ni dans ses rapports avec les normes et les représentations
sociales qui forment la culture. (…) Tandis qu’il est impossible de décrire la
société, de décrire la culture, hors de leurs expressions linguistiques. En ce
sens la langue inclut la société, mais elle n’est pas incluse en elle »
(PLG2. 95 ; 96).
L’intérêt
que porte Benveniste au langage poétique montre que celui-ci permet la critique
du langage ordinaire. En étudiant Baudelaire, Benveniste analyse comment le
poète s’oppose à la société grâce au langage. Le poète nous apprend la vérité
en nous dévoilant la réalité. Le langage n’est pas une culture mais une nature.
A travers cette étude, à partir du poème de Baudelaire, c’est à une
anthropologie du langage que Benveniste nous invite en replaçant en quelque
sorte le « langage dans son milieu
naturel. » J.P. Richard, dans « Poésie et Profondeur p. 159», ne
dit pas autre chose à propos de Paul Valéry écrivait qui dans Pièces sur l’art que la langue n’est pas
uniquement un outil de communication : « toute
littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage
poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences
et des inhibitions, différents plus ou moins communs. Le relevé de ces écarts
serait très instructif (…). » (P. Valéry. Pièces sur l’art, Gallimard,
Edition de La Pléiade T.II p. 1264)
Chez
Benveniste, cette anthropologie du langage se construit par un travail critique
ontologique : [Baudelaire et le
langage - « Tout y parlerait à l’âme en secret, sa douce langue
natale ».]
Baudelaire
évoque à la fois la perte et la nostalgie de ce qui est natal. C’est la
perte de l’être aimé. Benveniste pense le poème de Baudelaire comme un retour à
l’antique, retour qui s’opère dans le langage intérieur. L’expression
« langage intérieur » désigne dans la tradition philosophique une
conception non pas tant liée au langage qu’à la pensée. C’est un dialogue
intérieur et silencieux avec l’âme elle-même. « Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé
en langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur (…). La
forme linguistique que prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais
c’est toujours une forme personnelle » (PLG 2, 85 ; 86). Benveniste
relie « langage intérieur » et « dialogue ». « Cette transposition de dialogue en
« monologue » où EGO tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux
rôles, prête à des figurations ou transpositions psychodramatiques :
conflits du « moi profond » et de la conscience »,
dédoublements provoqués par l’inspiration, etc. » (PLG 2, 86)
Cette
condition du dialogue à partir de la poésie chez Baudelaire implique pour
Benveniste le « sujet », lequel implique l’être. L’être ne serait
plus, uniquement une essence, mais la correspondance du double. Dans l’article « De
la subjectivité du langage », nous trouvons : « C’est dans et par le langage que l’homme se
constitue comme « sujet ». La subjectivité dont nous traitons ici est
la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit,
non pas par le sentiment que chacun éprouve de lui-même (…) mais comme l’unité
psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble,
et qui assure la permanence de la conscience. (…) Est « ego » qui dit
« Ego ». (…) La conscience de soi n’est possible que si elle
s’éprouve par contraste. Je n’emploie je
qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution tu. C’est cette condition de dialogue
qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. (…) Ainsi tombent les vieilles
antinomies du « moi » et de l’«autre », de l’individu et de la
société. De la subjectivité du langage. (in PLG, 259, 260). Benveniste
nous montre qu’il n’y pas d’essence du je
mais que je est double. Benveniste
parle de conjointure des « correspondances » : [Constance et variations de l’être
chez Baudelaire - Le principe est celui-ci : chez Baudelaire
(l’ontologie est primordiale et spécifique : ontologie d’identité entre
deux) l’être est ce qui conjoint la créature vivante et souffrante à la nature
belle impassible] ou encore : [Baudelaire et le langage :
« Baudelaire est un poète qui ne parle pas pour qui le langage s’abolit en
chose. La poésie est le moyen de faire, réaliser les correspondances
(parfums couleurs sons) cf. (53) tout y parlerait sa douce langue
natale » qui est justement l’harmonie de ces correspondances.] Dès lors, la
pensée du poème, ce retour à un antique primordial suggère cette autre idée
forte de Benveniste : « Prise
en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement
délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant
l’apparition de la langue. » (PLG 1,51). Benveniste reprend là une
idée forte du Cours de linguistique
générale de Ferdinand de Saussure. Dans
ses notes sur Les Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « la phrase poétique, peut imiter la
ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite
descendante…qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag
figurant une série d’angles superposés » et Jean-Pierre Richard de
conclure à propos de la phrase poétique chez Baudelaire : « Elle est entre ses mains un
instrument pliable à toutes les figures. Mais cette réussite aurait été bien
impossible si entre le langage, esprit et réalité, n’avaient à priori existé
certains rapports internes, certaines analogies de structure. (…) » (Poésie
et profondeur ; 159)
En
écrivant sur Baudelaire, Benveniste, élabore une poétique à partir de
Baudelaire. Sa théorie du langage rend possible cette poétique. Le poème Correspondance est un modèle poétique de
théorie littéraire. Ce que Baudelaire nomme « correspondance »,
Benveniste l’appelle « homologie ». Dès lors, théorie de la
littérature et théorie du langage se coordonnent. [Importance de la juxtaposition - Baudelaire est l’homme qui
unifie confond des champs distincts de perception et des séries
parallèles de termes, en établissant des correspondances poétiques (=
créatrices). Je crois que correspondances est le mot-clé de sa poétique.]
Dans
son Introduction à la poétique, G.
Dessons nous fait observer que : « l’ensemble des composantes du langage participe, dans le discours, à
la production du sens – et à la constitution de la « représentation »
- la grammaire, en tant que discipline, est englobée dans la poétique ».
Nous
voyons dans les cinq feuillets présentés ici comment Benveniste construit sa
théorie. Dans « Procédé de la comparaison », « Importance
de la juxtaposition », Benveniste s’appuie sur des catégories de la
langue. « Il semble utile d’aborder
le problème par la voie des « catégories » qui apparaissent en
médiatrices » (PLG1, p.65).
Benveniste
nous rappelle un principe sémiotique : « deux
systèmes ne peuvent pas cœxister en condition d’homologie, s’ils sont de nature
différente. »(PLG2 96)
« La base de la structure linguistique
est composée d’unités distinctives, et ces unités se définissent par quatre
caractères : elles sont des unités discrètes, elles sont en nombre fini,
elles sont combinables et elles sont hiérarchisées (…). La structure de la
société ne peut être réduite à ce schéma, elle est de nature double. Il y a
d’une part un système relationnel, qui est appelé système de la parenté ;
et de l’autre, un autre système de relation, de division, c’est le système des
classes sociales qui est agencé par les fonctions de production. Or, ni les
individus ni les groupes variés d’individus ne peuvent se transposer en unités
ou groupes d’unités comparables à celle de la langue. (…) Il faut prendre
conscience des implications que portent la notion de langue et celle de la
société quand on entreprend de les comparer ». (PLG
2 ; 93). Le Poète est dans la société mais, par le langage poétique, il en
devient l’interprétant.
Benveniste
explique comment, à partir « de
messages conventionnels, produits dans une typologie également conventionnelle »,
s’effectue une « transposition d’une
énonciation verbale en une représentation iconique, quelles sont les
correspondances possibles d’un système à un autre et dans quelle mesure cette
confrontation se laisserait poursuivre jusqu’à la détermination de
correspondances entre SIGNES distincts ».
Benveniste
pose la question du rapport sémiologique, rapport entre deux systèmes
linguistique et poétique : [Baudelaire, 23, f°4 – f°327 : Le problème
de la poésie, c’est de faire passer les mots, de l’état conceptuel de signes, à
l’état actuel d’icônes. (Icones très particuliers, car ils évoquent
l’objet, ils l’installent dans sa présence) –: Mais l’expérience des choses les
fait passer en moi. Les choses deviennent moi, elles sont désormais
intériorisées. Et c’est alors qu’elles deviennent poésie]. Il établit une
correspondance. Chez Baudelaire, le monde n’est pas décrit. Il compare. [Correspondances (suite) –
Importance et fréquence de ‘comme, ainsi quel, à l’égale de, semblable,
pareil ». Il poète compare, il n’explique ni ne décrit. ]
Par
ailleurs, Benveniste fait remarquer que « les
correspondances » de Baudelaire, ne sont qu’à Baudelaire. Elles organisent
son univers poétique et l’imagerie qui le reflète ».
« Baudelaire » et
« Constance et variations de l’être chez Baudelaire »,
montrent l’intérêt de Benveniste pour le concept de l’inconscient et de la
relation qui en découle avec la langue: « Nous
faisons de la langue que nous parlons des usages infiniment variés. Dans leur
diversité, ces usages ont cependant deux caractères en commun. L’un est que la
réalité de la langue y demeure en règle générale inconsciente…/… l’autre est
que, si abstraites ou si particulières que soient les opérations de la pensée,
elles reçoivent expression dans la langue » (PLG1, 63).
L’anthropologie
du langage repose chez Benveniste, sur l’idée que « le langage enseigne la définition même de l’homme. »
(PLG1, 259). Benveniste inscrit l’œuvre poétique à partir du sujet qu’il situe
dans l’histoire, dans sa critique ontologique, Benveniste montre qu’il existe
un être dans la littérature qui se réalise dans le discours indépendamment des
formes du discours : « Le
discours prosaïque est le discours de la pensée, de démonstration ou de
raisonnement. Le discours poétique n’a que l’appareil du discours : la
matière en est l’expérience du poète, sa rêverie, sa vision, et il tend à
éveiller l’analogue chez le lecteur » (Baudelaire, 23, f°15 – f°338). Le
poète nous apprend la vérité en nous dévoilant la réalité passant de la langue
ordinaire à la langue poétique. Pour Benveniste, « les signes linguistiques communs à tous deviennent intériorisés, des
vocables sans pareils, des dénominations recréantes (…). En coordonnant
théorie de langage et théorie poétique, Benveniste tend à démontrer que le
langage ne fait pas que nommer les choses. La langue poétique réinvente la
grammaire et prouve à partir du poète l’altérité de l’être.
que de vérités !!
RépondreSupprimerDans Spleen et Idéal, Baudelaire nous berce d'utopie en rêvant l'idéal... pour finalement "retomber" dans le spleen et la mélancolie.
Grand poète Romantique!