Chien
[p 73, Les Onze, Pierre Michon, Verdier,
2009 : « Et si Dieu est un chien,
vous avez peut-être licence d'être un chien à son image, de grimper le talus,
de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la mode des
chiens.»].
Lieu
Je suis le chien de mes désirs. Un pan de mur entier
était dédié aux livres. Quand je suis rentré pour la première fois un soir de
mai 2004 chez ma compagne, vite fait bien fait, je fus transporté par la
bibliothèque qui habillait cette partie du séjour. Jade l’avait dessinée, fabriquée et peinte. Sans doute sans se le dire l’avait-elle envisagé à son
image. La couleur dominante était le chaud. Ses atours qui titillaient l’imagination,
étaient dépourvus de toute tentative ostentatoire bien qu’un brin provocateurs.
Elle avait conçu le rangement pour faire disparaître le lecteur aventureux dans
les mémoires, les rêveries, les fièvres, les hontes. Pensez donc ! Pêle-mêle :
la Bible, le Coran et les sciences, viril : Hombre de Verlaine, crucial : La
généalogie de la morale, politique : La condition de l'homme moderne, moral : Discours sur l’inégalité parmi les hommes, saisissant : Discours sur le colonialisme, utopique : Thomas More, monumental : Bouvard et Pécuchet, sans extravagance : l’Iliade et l’Odyssée, exotique : Les Petits beurres de Ménilmontant, important : Proust, Comment parler des livres qu’on a pas lu, académique : les fleurs du mal et les caprices de
Marianne, sérieux : Le sexe et
l’effroi, France Inter : la vie
sexuelle de Catherine M., historique : Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique du Père Labat, aventureux :
La longue route de B. Moitessier, poétique : le Gouverneur de la rosée, féministe :
Moi Tituba sorcière…, anthropologique :
Ainsi parla l’oncle de Jean Price
Mars, colérique : Cahier d’un retour
au pays natal, amoureux : Lamiel, érotique : le jardin parfumé.
Etc… Magical Mystery Tour ! Je contemplais
une somme toute de désirs, consacrée à ça. L’adultère a ceci de bon, il m’avait
poussé jusqu’ici. J’étais bien dans ce lieu. Je m’évadais, je partais, cela
suffit à mon installation. Fugitif, je déposai mon barda là.
Transport
[p 147, Le Parnasse, Le parti pris des choses,
Francis Ponge, éd poésie Gallimard, 2003 : « Je me représente les poètes dans un lieu plutôt qu’à travers le temps -
Je ne considère pas que Malherbe, Boileau, Mallarmé me précèdent, avec leur
leçon. Mais plutôt je leur reconnais à l’intérieur de moi une place - Et
moi-même je n’ai pas d’autre place que dans ce lieu »].
Sémaphore
Je suis le chien de mes désirs; de mes propres
aveux. Nous avions acheté d’autres livres, d’autres histoires. A quel
prix ? Ils occupaient un territoire sans mouvement à cause de la
colonisation rapide des casiers d’où ils débordaient maintenant, trouvant par-là, le
prétexte pour l’installation de nouvelles étagères à monter à la hâte. Il m’arrivait,
et encore aujourd’hui, de contempler ce travail en éprouvant la
joie intime des tyrans je présume, c'est-à-dire avec la satisfaction de ceux qui possèdent un empire de choses. Dans l’aisance de ma domination factice sur ces mondes bien réels, je voyais
des dizaines de marque-pages pris en étau entre deux pages, parfois plus, suspendus
au-dessus d’ouvrages dans l’attente d’un écart réalisé une fois par une lecture.
Ils formaient une sorte de barrière discontinue plus ou moins rectiligne que
j’avais fini par élever au gré de mes promenades romanesques. En fait, il me
sembla qu’ils reliaient des vérités tendues. Et ces chiennes se payaient le
luxe d’exhiber ma défiance à l’égard de mes épiphanies refoulées. Il y avait eu
au moins dans ces interstices du temps, la croyance inouïe d’une brève amélioration
de ma condition. Tous ces bouquins marqués par un vœu couleur volcan à
défaire avec des envies sourdes en éruption . Il n’y avait là, en vérité, que des malentendus qui dépassaient des
livres. Ils me servaient de signaux comme autant de sémaphores qui cadencent les
voies de chemins de fer aux abords des grandes villes. Ils traçaient leur ligne
dans la bibliothèque ; et peu importe la couleur des feux. Il fallait
commettre l’adultère.
Isotropie
[L’isotropie :
p.285, Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Roger Brunet,
éd. Reclus, la Documentation Française, 2006. Dont toutes les directions sont équivalentes. L’espace isotrope est un
espace idéal, non dissymétrique, non orienté, non différencié, ce qui est
parfois introduit dans la réflexion théorique d’économistes. Ant. : Anisotropie.
L’espace géographie, si théorisé soit-il, ne peut par définition être isotrope.]
Arrêté
Les
chemins véridiques. C’était le titre d’un ouvrage dans la masse
inerte des livres. Il était mince. J’ai toujours eu une prédilection pour les
livres légers, aux transports faciles, ne me fiant par-là qu’à mon érotique idiosyncrasie.
Son titre, Les chemins véridiques,
reflétait assez bien l’idée, d’après moi, idée peut-être un tantinet naïve, idée
selon laquelle les écrivains nous avertissent : meurs ou crève. Il y a de quoi flipper, il y a de quoi faire l’autruche, il y a de quoi faire !
Naïveté
[p 19, Sous
Réserve, Hélène Frappat, éd. Allia 2004, p 24 : «… la naïveté est l’explosion de la droiture originellement naturelle à
l’humanité contre l’art de feindre devenu une autre nature. » (Kant - in
Critique de la faculté de juger)]
Couilles
Le 1er avril 2002, je proclamais mon
indépendance. Je quittais mon épouse. J'allais voir ailleurs si j'y étais. Dans le fil du temps, de
fil en aiguille, j’aime à parcourir l’univers à un rythme qui me convient, à un niveau qui est le mien. Je
Quittais un désir fabriqué… pour un autre plus sûr. C’était une sacrée jolie fille
rencontrée à Jussieu. C’était une fille qu'immédiatement j'ai trouvé jolie, inaccessible donc désirable, sympa, bourgeoise, mais sympa, mais
bourgeoise, mais sympa, mais bourgeoise, mais sympa, mais bourgeoise ! Vous devez vous
l’imaginer excessivement belle avec des yeux pers, un tatouage à la cheville, le Petit Prince que j'ai cru bon pouvoir remplacer. Elle avait une bouche je vous raconte pas, elle semblait capable d'absorber la matière, et des seins je vous dis pas, des globes, et un popotin, une mappemonde, et... Jamais je n’ai goûté son
miel. Est-ce que les mortels
s’unissent aux dieux, les Trissotin aux nobles, les fantasmes aux illusions ? Après
tout, les désirs ne sont-ils pas des prétextes d’évasions, clairsemés sur une
cordée de fortune, une liaison grammaticale à soi afin de sortir de sa
condition. Le 1er avril 2002, je dénonçai ma vie active, un GPS
dans le trou-caca. Il y agréait la construction d’une maison à étages au milieu de ce fatras
de pièces montées, d'histoires monstrueuses, des valeurs ajoutées que seraient les enfants, comprendre
l’héritage pour les générations futures (mon cul !). Et même si je cours après avec beaucoup de constance, l’idéal petit
bourgeois, aussi exotique soit-il, ne me sied guère. Et ce, malgré mon instinct
grégaire, arrive pas ! Aussi, je trahis l’union avant le déshonneur. A grand
coup d’adultère je rompis l’amarre, avant le suicide. Qu’aurait dit le
Seigneur ? Se sauver avec son âme, partir, fuir, prendre ses jambes à son
cou, filer à l’anglaise, déserter : vivre en paix avec soi-même, non d’un chien
! Ne pas se voiler la face, être couillu plutôt. Mahométan, je mis du vin dans
mon eau !
Je suis le chien de mes désirs. Provoquer les dix commandements, affronter les quarantièmes rugissants, le plus possible dépasser le cap Horn. C'était l'avis de tous les voyageurs, infidèles aux quatre pans de mur de leur maison, décidément trop étroite pour contenir toutes les poudres d'affinités électives. L'homme part. Il voyage. Partout il se soulage. Je ne sais pas s'il est le fils de Dieu, mais c'est un fils de pute, un sacré même. Ah ça oui ! Morbleu ! Je buvais du rhum chaque jour. Il coulait à flot dans mes veines, à la place du sang. Le sang voulait sa place.
Départ
Je suis le chien de mes désirs. Provoquer les dix commandements, affronter les quarantièmes rugissants, le plus possible dépasser le cap Horn. C'était l'avis de tous les voyageurs, infidèles aux quatre pans de mur de leur maison, décidément trop étroite pour contenir toutes les poudres d'affinités électives. L'homme part. Il voyage. Partout il se soulage. Je ne sais pas s'il est le fils de Dieu, mais c'est un fils de pute, un sacré même. Ah ça oui ! Morbleu ! Je buvais du rhum chaque jour. Il coulait à flot dans mes veines, à la place du sang. Le sang voulait sa place.
Pot-au-Noir
[p. 32, La longue route, Bernard
Moitessier, éd J’ai lu, 2011 : « Je
me nourris mal, je perds le mordant. J’ai laissé passer plusieurs occasions de
faire un peu de route utile vers le sud parce que j’étais écœuré par la pluie,
que je ne voulais pas mouiller, que je ne me sentais pas en forme, n’ayant pas
pris un repas correct depuis plusieurs jours.
Quand la pluie tombe, elle
n’est même pas utile…/… Pourtant j’ai récupéré cinquante litres entre hier et
aujourd’hui, avec le seau suspendu pour cet usage sous la ferrure de bôme de
grand-voile. C’était vraiment par principe, comme si je ne voulais pas quitter
ce coin pourri avec les mains tout à fait vide.
Je me sens vide comme cette mer
sans soleil, sans poissons, sans oiseaux, morte malgré cette garce de houle qui
secoue le bateau et fait souffrir la voilure pour achever de m’effriter le
moral. Il faut tenter de recoller tout ça, ne pas mollir, régler les écoutes
vingt fois par heure, oublier la belle bonnette déchirée hier dans un grain,
sortir à tout prix du Pot-au-Noir avant d’en avoir complètement marre de tout.]
Poudre
[Extraits
d’un Journal de voyage entrepris sur le senau Duke of York parti de Liverpool le 24 août 1752. P 124, La traversée du Fleuve, Caryl
phillips, éd de l’Olivier, 1995 :
« Le
capitaine James Hamilton :
Samedi
19 septembre. Ai découvert ce matin que William Barber, tonnelier, s’était
rendu coupable de percer un fût de bière réservé à l’usage de la cabine et de
l’avoir rempli d’eau. L’ai fait mettre aux fers, et, les faits étant éprouvés,
lui ai fait administrer douze coups de fouet.
Mercredi
21 octobre. Venant de sous le vent, le sloop Virtue, de la Barbade. Morris. Il
a pris quarante esclaves à bord en deux mois. Ce qu’il dit du commerce, plus
bas, est inquiétant. Le prix des esclaves est monté de 125 barres et même plus.
Fait du troc avec le capitaine Morris pour quatre barriques de rhum à 4
shillings le gallon…
Jeudi
12 novembre : Ce matin j’ai envoyé à terre la barge avec Jacob Creed et
George Robinson. Au lieu de retourner à Bord ils ont rendu visite à une
Goélette française et se sont saoulés. Après quoi ils sont revenus à terre se
battre, et quand ils ont été assez fatigués de se taper dessus ils ont essayé
de partir. Mais comme le courant était fort et qu’ils étaient exténués pour
bien ramer ils ont échoué sur les récifs. Je leur ai envoyé M. Foster qui a été
obligé de leur passer une corde. J’ai fait administrer à ces deux gentlemen une
bonne correction et je les amènerais bien tous les deux aux Amériques dans des
chaînes s’il n’y avait le fait que nous sommes un vaisseau négrier… »]
Histoire
de France
Ayiti cheri
Ayiti cheri
Décembre 1802. Alors que ce siècle n’avait que deux
ans, la France et l’Angleterre enterraient la hache de guerre. Le premier
consul Bonaparte put se consacrer à la politique intérieure de la France,
notamment dans les Iles d’Amérique, c’est ainsi qu’on les nommait alors. En
2010 leur appellation juridique est Départements Français d’Amérique. Ils
regroupent la Martinique, La Guadeloupe et la Guyane. Saint-Domingue
s'étant affranchie, elle, du joug
français. Elle a commis son adultère le
1er janvier 1804 pour devenir Ayiti, première république noire, libre et
indépendante : puissante. Depuis les premières révoltes nègres de 1791 sur
l’île de Saint-Domingue, l’abolition de l’esclavage obtenue de fait en 1793
alors que la France s’apprêtait à entrer fatiguée dans les exubérances de la
terreur, les Noirs pensaient tout haut leur révolution. On entendit les
battements des tambours jusqu’à Paris. Makendal, Bookman, Toussaint
s'occupèrent de tancer les oreilles de Bonaparte qui n'y comprenait rien aux
solfèges africains. Le futur dictateur croyait pouvoir exterminer la révolte
des rythmes, d'abolir les 500 000 danses de la liberté comme on éteint un
buisson ardent avec des canons insensibles. Mais le boum du meurtre n'est pas
celui du tambour. Le canon assassine la parole. Le tambour l'honore. Les
tam-tams transmettent la parole dans la nuit, dans le noir, dans l'univers des
mornes, Le tam-tam est l'arbitre du genre humain, il annule les décalages
horaires, il parvient dans tous les habitats du monde : c'est le langage en
extase. Il sert à dialoguer non pas à anéantir. Yon ti dans... On danse à deux. Même si l'on danse l'un contre
l'autre, on ne danse pas contre l'autre. La danse ne relève pas de la violence,
d'où qu’elle provienne. La danse est une énergie, une écoute respectueuse. La
danse c'est l'union qui fait la force. Bonaparte n'est pas un républicain. Le
rythme de l'autre ne l'intéresse pas. Il décida de rétablir l’ordre de la
France à Saint-Domingue. Napoléon voulait y
restaurer les profits de l'île précieuse
grâce à son collier de perles... L'ESCLAVAGE. Au nom de la paix de tous,
il promulgua un décret qu'il signa d'une pointe rouge. Il y envoya
une grande armada, son armée de 33000 soldats. Il confia le commandement
de l’expédition au général Victor Emmanuel Leclerc, le mari de sa sœur Pauline
Bonaparte. Elle l'accompagna dans cette
expédition militaire à visée génocidaire. Elle, pensait davantage à
l’exubérance des îles créoles, des sons, des parfums et des couleurs dont elle
avait entendu parler (elle avait lu Paul et Virginie), qu’à cette lutte à mort
à laquelle se livreront durant deux ans tyrans et anciens esclaves.
D'une certaine manière, nous, Français, blancs, petits
bourgeois, ignorant fondamentalement
tout de notre histoire et de surcroît, fantasmant bizarrement l'idéal républicain dans Versailles et la
cour de Louis XIV, obsédés par des voies royales, confondant pêle-mêle Victor
Hugo, la Commune de Paris, Astérix et tous les dires de la famille Le Pen,
Jeanne d'Arc et Zinedine Zidane, sommes à l'image de Mme Bonaparte : inconscients.
Enfin presque ! Elle, au moins était une sacrée baiseuse, un drôle de danseuse,
une sacrée fouteuse de... Quoiqu'il en soit, nous continuons de penser que l'Outre-Mer nous doit tout alors que nous
n'en finissons pas de lui être redevable, que nous sommes supérieurs aux
autres, surtout supérieurs aux plus faibles aura-t-on au passage, remarqué, que
les bananes saignant les reins de Joséphine Baker continuent de faire les beaux jours de notre
exotisme culturel et politique, de nos représentations consuméristes. Cet
exotisme nous rend agréable ce qui est dégoûtant, masquant la réalité de notre
racisme patenté, refoulé et inavouable. Pour nous, un Noir reste un Kirikou, un
Arabe un bicot, une Roumaine une voleuse, un immigré un responsable de troubles
à l'ordre public, les Antilles Descartes postales. Le syndrome de la dernière
exposition coloniale, datant tout de même de 1931, ne nous hante même pas. Elle
ne nous fait même pas peur cette exposition tellement elle demeure en nous
comme un fait historique définitif, une évidence, une preuve de civilisation,
un gage de supériorité, un mythe indestructible bien ancré en chacun de nous, Français,
blancs, idéalement racistes ; jusqu'à quand ? Ce cauchemar....
Adultère
[p 88, Le
Royaume de ce monde, Aléjo Carpentier, éd. Gallimard, folio, 2006 : « Dès l’embarquement, Pauline s’était
sentie un peu reine à bord de cette frégate chargée de troupe qui voguait vers
les Antilles et dont les cordages grinçaient au rythme des vagues aux larges
oscillations…/… Pauline qui malgré sa jeunesse s’entendait fort en hommes, se
sentait délicieusement flattée par les désirs de plus en plus ardents qui se
dissimulaient les révérences et les attentions dont elle était l’objet. Elle
savait quand les lanternes se balançaient dans le haut de mâts, dans les nuits
toujours plus étoilées, des centaines d’hommes rêvaient à elle dans les
cabines, châteaux et entreponts. Aussi aimait elle faire semblant de méditer,
tous les matins, sur la proue de la frégate, près de l’armure du mât de
misaine, se laissant décoiffer par un vent qui lui collait à ses vêtements au
corps et révélait la forme superbe de ses seins. »]
Fantasme
Tous ces lampions qui éclairaient dans la nuit mes
vices obscurs, toutes ces preuves de vie, toutes ces puissances enrayées, ces
desseins inachevés, ces points d’ancrage, ces débuts de quelque chose, tous ces
arrêts d’adultères déposés là. Voilà ce que je possédais en réalité.
[p190, Dublinois, James Joyce, éd. Gallimard, folio, 2000 :
MORT D’UNE DAME A SIDNEY PARADE
UN CAS
DOULOUREUX
« Aujourd’hui,
à l’hôpital Civil de Dublin, le coroner adjoint (en l’absence de Mr Leverett) a
ouvert une enquête au sujet de la mort de Mrs Emily Sinico, âgée de
quarante-trois ans, tuée hier soir à la gare de Sidney Parade. Les témoignages
indiquent que la victime a été renversée par la locomotive de l’omnibus de dix
heures en provenance de Kingstown, alors qu’elle tentait de traverser la voie,
et qu’elle a subi de ce fait des blessures à la tête et au côté droit qui ont
entraîné la mort. James Lennon,
conducteur de la locomotive, déclara qu’il était au service de la Compagnie
depuis quinze ans. Au coup de sifflet du chef de train, il avait mis la machine
en marche et une seconde ou deux plus tard il l’avait immobilisée, en réponse
aux grands cris qui se faisaient entendre, le train allait lentement. » ]
Jalousie
Avril 1999. Un Mardi. Il faisait beau. Le week-end pascal était fini. Elle n’était pas là. Je ne faisais pas de mourons. Elle
était allée à Amsterdam. A midi, mon chef de service entra dans le bureau d’un
coup : « J'ai une mauvaise nouvelle, Vanessa, la jeune étudiante qui prend ses repas au lycée
est décédée, voilà.» Le chef de service se retira comme il était apparu. J’étais
seul. Dedans c’était pire. Le ciel me tomba littéralement sur la tête.
Le petit monde que je m’étais
fabriqué s’écroula en un claquement de doigt, comme ça, tac, d'un coup. Ensuite... Je me réveillai tragiquement. C'était la première fois que je voyais Dieu d’aussi près. Je
suffoquais. Vanessa avait disparu dans un accident de voiture du côté de Spa en
Belgique. Sur l’autoroute, en Belgique, il
n’y a pas de rails de sécurité au centre. Leur voiture a coupé le terre-plein
central d’un trait mortel comme un coup de guillotine. Elle a percuté une autre
berline de plein fouet, toute une famille néerlandaise écrabouillée. Je ne me
souviens plus très bien des circonstances précises de l’accident décrites dans
le journal local. Vanessa mourra durant son transfert à l’hôpital. On m’avait
annoncé la nouvelle au travail. C’est là que je l’avais connue. Nous déjeunions
souvent le midi au réfectoire avant de nous reposer dans le parc du lycée. Nous
bavardions à l’ombre d’un grand chêne ombrageux qui nous protégeait des rumeurs brûlantes de l’amour. Avant que le soleil ne pointe à son zénith, elle
reprenait ses cours, tandis que j’allais
somnoler au-dessus de quelques dossiers du personnel. Nous nous retrouvions à
la sortie pour prendre un bus, un verre et continuions nos discussions sans
fard, ni intérêts, si ce n'était celui de la légèreté. On se regardait tranquillement à travers nos paroles, aux prises avec les libertés évanescentes. Vanessa avait 22 ans ; et je ne vous laisserai pas dire que c’est le plus bel âge de la vie. Il
faisait beau, un jour d’avril, un mardi. Je l’attendais pour aller déjeuner... et puis
vous savez. Tout devint vanité. J’étais
marié, c’est vous dire ! Mes prières infinies dans la nuit trop courte provoquèrent
la jalousie de ma femme : « ce n’est pas
pour moi que tu pleurerais comme ça ! ». Je trouvai d’autres
coins pour pleurer en cachette dans la nuit du jour. Cela dura des mois. C’est
qu’elle me plaisait cette Vanessa, son visage laiteux, des yeux étincelants, des
lèvres rouges aux coins arrondis, une longue chevelure bouclée, frisottante et blonde qu’elle ramenait parfois au-dessus de sa tête
libérant sa nuque blanche, haute et altière où j’imaginais pouvoir peindre mon talent
amoureux. Et puis, et surtout, il y avait chez Vanessa cette âme qui dansait dans les airs, plus près d'Athéna au yeux pers que des couillons dangereusement mortifères. Elle semblait séparée des pesanteurs terrestres et des ronrons de la doxa tueuse. Quiconque l'avait rencontré savait cela; mon épouse y compris. Et vlan ! Dieu nous l’avait ravi.
Séparation
[p 133, La
Marquise d’O, Les fiancées de Saint-Domingue, Kleist, éd.GF, 1990 : « A peine m’avait-on rapporté cette effroyable
nouvelle que je sortis aussitôt de la cachette où je m’étais réfugié, et tandis
que, fendant la foule, j’accourais vers le lieu d’exécution, je hurlais :
« Tyrans, me voici ! » Mais elle, qui était déjà montée sur la
plate-forme de la guillotine, répondit à la question de quelques juges – à qui
malheureusement il fallut que je fusse inconnu – en se détournant de moi avec
un regard qui reste ineffaçablement imprimé dans mon âme : « je ne
connais pas cet homme ! » Et là-dessus, au milieu du brouhaha et des
roulements de tambour, le couperet, déclenché par ces hommes impatients de voir
couler le sang, tomba quelques instants après, séparant la tête du tronc. »]
Désir
[p.88
Rosemonde, Alcools, Guillaume Apollinaire, nrf, poésie/Gallimard, 2000
… Je la
surnommai Rosemonde
Voulant
pouvoir me rappeler
Sa
bouche fleurie en Hollande
Puis
lentement je m’en allai
Pour
Quêter la Rose du Monde].