mardi 1 mai 2012

Les marque-pages



Chien

[p 73, Les Onze, Pierre Michon, Verdier, 2009 : « Et si Dieu est un chien, vous avez peut-être licence d'être un chien à son image, de grimper le talus, de jeter à terre, de trousser et forcer, et de saillir sans façon à la mode des chiens.»].

Lieu

Je suis le chien de mes désirs. Un pan de mur entier était dédié aux livres. Quand je suis rentré pour la première fois un soir de mai 2004 chez ma compagne, vite fait bien fait, je fus transporté par la bibliothèque qui habillait cette partie du séjour. Jade l’avait dessinée, fabriquée et peinte. Sans doute sans se le dire l’avait-elle envisagé à son image. La couleur dominante était le chaud. Ses atours qui titillaient l’imagination, étaient dépourvus de toute tentative ostentatoire bien qu’un brin provocateurs. Elle avait conçu le rangement pour faire disparaître le lecteur aventureux dans les mémoires, les rêveries, les fièvres, les hontes. Pensez donc ! Pêle-mêle : la Bible, le Coran et les sciences, viril : Hombre de Verlaine, crucial : La généalogie de la morale, politique : La condition de l'homme moderne, moral : Discours sur l’inégalité parmi les hommes, saisissant : Discours sur le colonialisme, utopique : Thomas More, monumental : Bouvard et Pécuchet, sans extravagance : l’Iliade et l’Odyssée, exotique : Les Petits beurres de Ménilmontant, important : Proust, Comment parler des livres qu’on a pas lu, académique : les fleurs du mal et les caprices de Marianne, sérieux : Le sexe et l’effroi, France Inter : la vie sexuelle de Catherine M., historique : Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique du Père Labat, aventureux : La longue route de B. Moitessier, poétique : le Gouverneur de la rosée, féministe : Moi Tituba sorcière…, anthropologique : Ainsi parla l’oncle de Jean Price Mars, colérique : Cahier d’un retour au pays natal, amoureux : Lamiel, érotique : le jardin parfumé. Etc… Magical Mystery Tour ! Je contemplais une somme toute de désirs, consacrée à ça. L’adultère a ceci de bon, il m’avait poussé jusqu’ici. J’étais bien dans ce lieu. Je m’évadais, je partais, cela suffit à mon installation. Fugitif, je déposai mon barda là.

Transport

[p 147, Le Parnasse, Le parti pris des choses, Francis Ponge, éd poésie Gallimard, 2003 : « Je me représente les poètes dans un lieu plutôt qu’à travers le temps - Je ne considère pas que Malherbe, Boileau, Mallarmé me précèdent, avec leur leçon. Mais plutôt je leur reconnais à l’intérieur de moi une place - Et moi-même je n’ai pas d’autre place que dans ce lieu »].

Sémaphore

Je suis le chien de mes désirs; de mes propres aveux. Nous avions acheté d’autres livres, d’autres histoires. A quel prix ? Ils occupaient un territoire sans mouvement à cause de la colonisation rapide des casiers d’où ils débordaient maintenant, trouvant par-là, le prétexte pour l’installation de nouvelles étagères à monter à la hâte. Il m’arrivait, et encore aujourd’hui, de contempler ce travail en éprouvant la joie intime des tyrans je présume, c'est-à-dire  avec la satisfaction de ceux qui possèdent un empire de choses. Dans l’aisance de ma domination factice sur ces mondes bien réels, je voyais des dizaines de marque-pages pris en étau entre deux pages, parfois plus, suspendus au-dessus d’ouvrages dans l’attente d’un écart réalisé une fois par une lecture. Ils formaient une sorte de barrière discontinue plus ou moins rectiligne que j’avais fini par élever au gré de mes promenades romanesques. En fait, il me sembla qu’ils reliaient des vérités tendues. Et ces chiennes se payaient le luxe d’exhiber ma défiance à l’égard de mes épiphanies refoulées. Il y avait eu au moins dans ces interstices du temps, la croyance inouïe d’une brève amélioration de ma condition. Tous ces bouquins marqués par un vœu couleur volcan à défaire avec des envies sourdes en éruption . Il n’y avait là, en vérité, que des malentendus qui dépassaient des livres. Ils me servaient de signaux comme autant de sémaphores qui cadencent les voies de chemins de fer aux abords des grandes villes. Ils traçaient leur ligne dans la bibliothèque ; et peu importe la couleur des feux. Il fallait commettre l’adultère.


Isotropie

[L’isotropie : p.285, Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Roger Brunet, éd. Reclus, la Documentation Française, 2006. Dont toutes les directions sont équivalentes. L’espace isotrope est un espace idéal, non dissymétrique, non orienté, non différencié, ce qui est parfois introduit dans la réflexion théorique d’économistes. Ant. : Anisotropie. L’espace géographie, si théorisé soit-il, ne peut par définition être isotrope.]

Arrêté

Les chemins véridiques. C’était le titre d’un ouvrage dans la masse inerte des livres. Il était mince. J’ai toujours eu une prédilection pour les livres légers, aux transports faciles, ne me fiant par-là qu’à mon érotique idiosyncrasie. Son titre, Les chemins véridiques, reflétait assez bien l’idée, d’après moi, idée peut-être un tantinet naïve, idée selon laquelle les écrivains nous avertissent : meurs ou crève. Il y a de quoi flipper, il y a de quoi faire l’autruche,  il y a de quoi faire !

Naïveté

[p 19, Sous Réserve, Hélène Frappat, éd. Allia 2004, p 24 : «… la naïveté est l’explosion de la droiture originellement naturelle à l’humanité contre l’art de feindre devenu une autre nature. » (Kant - in Critique de la faculté de juger)]

Couilles

Le 1er avril 2002, je proclamais mon indépendance. Je quittais mon épouse. J'allais voir ailleurs si j'y étais. Dans le fil du temps, de fil en aiguille, j’aime à parcourir l’univers à un rythme qui me convient, à un niveau qui est le mien. Je Quittais un désir fabriqué… pour un autre plus sûr. C’était une sacrée jolie fille rencontrée à Jussieu. C’était une fille qu'immédiatement j'ai trouvé jolie, inaccessible donc désirable, sympa, bourgeoise, mais sympa, mais bourgeoise, mais sympa, mais bourgeoise, mais sympa, mais bourgeoise ! Vous devez vous l’imaginer excessivement belle avec des yeux pers, un tatouage à la cheville, le Petit Prince que j'ai cru bon pouvoir remplacer. Elle avait une bouche je vous raconte pas, elle semblait  capable d'absorber la matière, et des seins je vous dis pas, des globes, et un popotin, une mappemonde, et... Jamais je n’ai goûté son miel. Est-ce que les mortels s’unissent aux dieux, les Trissotin aux nobles, les fantasmes aux illusions ? Après tout, les désirs ne sont-ils pas des prétextes d’évasions, clairsemés sur une cordée de fortune, une liaison grammaticale à soi afin de sortir de sa condition. Le 1er avril 2002, je dénonçai ma vie active, un GPS dans le trou-caca. Il y agréait la construction d’une maison à étages au milieu de ce fatras de pièces montées, d'histoires monstrueuses, des valeurs ajoutées que seraient les enfants, comprendre l’héritage pour les générations futures (mon cul !). Et même si je cours après avec beaucoup de  constance, l’idéal petit bourgeois, aussi exotique soit-il, ne me sied guère. Et ce, malgré mon instinct grégaire, arrive pas ! Aussi, je trahis l’union avant le déshonneur. A grand coup d’adultère je rompis l’amarre, avant le suicide. Qu’aurait dit le Seigneur ? Se sauver avec son âme, partir, fuir, prendre ses jambes à son cou, filer à l’anglaise, déserter : vivre en paix avec soi-même, non d’un chien ! Ne pas se voiler la face, être couillu plutôt. Mahométan, je mis du vin dans mon eau !


 Départ

 Je suis le chien de mes désirs. Provoquer les dix commandements, affronter les quarantièmes rugissants, le plus possible dépasser le cap Horn. C'était  l'avis de tous les voyageurs, infidèles aux quatre pans de mur de leur maison, décidément trop étroite pour contenir toutes les poudres d'affinités électives. L'homme part. Il voyage. Partout il se soulage. Je ne sais pas s'il est le fils de Dieu, mais c'est un fils de pute, un sacré même. Ah ça oui ! Morbleu ! Je buvais du rhum chaque jour. Il coulait à flot dans mes veines, à la place du sang. Le sang voulait sa place.

Pot-au-Noir

[p. 32, La longue route, Bernard Moitessier, éd J’ai lu, 2011 : « Je me nourris mal, je perds le mordant. J’ai laissé passer plusieurs occasions de faire un peu de route utile vers le sud parce que j’étais écœuré par la pluie, que je ne voulais pas mouiller, que je ne me sentais pas en forme, n’ayant pas pris un repas correct depuis plusieurs jours.
Quand la pluie tombe, elle n’est même pas utile…/… Pourtant j’ai récupéré cinquante litres entre hier et aujourd’hui, avec le seau suspendu pour cet usage sous la ferrure de bôme de grand-voile. C’était vraiment par principe, comme si je ne voulais pas quitter ce coin pourri avec les mains tout à fait vide.
Je me sens vide comme cette mer sans soleil, sans poissons, sans oiseaux, morte malgré cette garce de houle qui secoue le bateau et fait souffrir la voilure pour achever de m’effriter le moral. Il faut tenter de recoller tout ça, ne pas mollir, régler les écoutes vingt fois par heure, oublier la belle bonnette déchirée hier dans un grain, sortir à tout prix du Pot-au-Noir avant d’en avoir complètement marre de tout.]

Poudre

[Extraits d’un Journal de voyage entrepris sur le senau Duke of York parti de Liverpool le 24 août 1752. P 124, La traversée du Fleuve, Caryl phillips, éd de l’Olivier, 1995 :

« Le capitaine James Hamilton :

Samedi 19 septembre. Ai découvert ce matin que William Barber, tonnelier, s’était rendu coupable de percer un fût de bière réservé à l’usage de la cabine et de l’avoir rempli d’eau. L’ai fait mettre aux fers, et, les faits étant éprouvés, lui ai fait administrer douze coups de fouet.

Mercredi 21 octobre. Venant de sous le vent, le sloop Virtue, de la Barbade. Morris. Il a pris quarante esclaves à bord en deux mois. Ce qu’il dit du commerce, plus bas, est inquiétant. Le prix des esclaves est monté de 125 barres et même plus. Fait du troc avec le capitaine Morris pour quatre barriques de rhum à 4 shillings le gallon…

Jeudi 12 novembre : Ce matin j’ai envoyé à terre la barge avec Jacob Creed et George Robinson. Au lieu de retourner à Bord ils ont rendu visite à une Goélette française et se sont saoulés. Après quoi ils sont revenus à terre se battre, et quand ils ont été assez fatigués de se taper dessus ils ont essayé de partir. Mais comme le courant était fort et qu’ils étaient exténués pour bien ramer ils ont échoué sur les récifs. Je leur ai envoyé M. Foster qui a été obligé de leur passer une corde. J’ai fait administrer à ces deux gentlemen une bonne correction et je les amènerais bien tous les deux aux Amériques dans des chaînes s’il n’y avait le fait que nous sommes un vaisseau négrier… »]


Histoire de France
Ayiti cheri

Décembre 1802. Alors que ce siècle n’avait que deux ans, la France et l’Angleterre enterraient la hache de guerre. Le premier consul Bonaparte put se consacrer à la politique intérieure de la France, notamment dans les Iles d’Amérique, c’est ainsi qu’on les nommait alors. En 2010 leur appellation juridique est Départements Français d’Amérique. Ils regroupent la Martinique, La Guadeloupe et la Guyane. Saint-Domingue s'étant  affranchie, elle, du joug français. Elle a commis son adultère  le 1er janvier 1804 pour devenir Ayiti, première république noire, libre et indépendante : puissante. Depuis les premières révoltes nègres de 1791 sur l’île de Saint-Domingue, l’abolition de l’esclavage obtenue de fait en 1793 alors que la France s’apprêtait à entrer fatiguée dans les exubérances de la terreur, les Noirs pensaient tout haut leur révolution. On entendit les battements des tambours jusqu’à Paris. Makendal, Bookman, Toussaint s'occupèrent de tancer les oreilles de Bonaparte qui n'y comprenait rien aux solfèges africains. Le futur dictateur croyait pouvoir exterminer la révolte des rythmes, d'abolir les 500 000 danses de la liberté comme on éteint un buisson ardent avec des canons insensibles. Mais le boum du meurtre n'est pas celui du tambour. Le canon assassine la parole. Le tambour l'honore. Les tam-tams transmettent la parole dans la nuit, dans le noir, dans l'univers des mornes, Le tam-tam est l'arbitre du genre humain, il annule les décalages horaires, il parvient dans tous les habitats du monde : c'est le langage en extase. Il sert à dialoguer non pas à anéantir. Yon ti dans... On danse à deux. Même si l'on danse l'un contre l'autre, on ne danse pas contre l'autre. La danse ne relève pas de la violence, d'où qu’elle provienne. La danse est une énergie, une écoute respectueuse. La danse c'est l'union qui fait la force. Bonaparte n'est pas un républicain. Le rythme de l'autre ne l'intéresse pas. Il décida de rétablir l’ordre de la France à Saint-Domingue. Napoléon voulait y  restaurer les profits de l'île précieuse  grâce à son collier de perles... L'ESCLAVAGE. Au nom de la paix de tous, il promulgua un décret qu'il signa d'une pointe rouge.  Il y envoya  une grande armada, son armée de 33000 soldats. Il confia le commandement de l’expédition au général Victor Emmanuel Leclerc, le mari de sa sœur Pauline Bonaparte. Elle l'accompagna  dans cette expédition militaire à visée génocidaire. Elle, pensait davantage à l’exubérance des îles créoles, des sons, des parfums et des couleurs dont elle avait entendu parler (elle avait lu Paul et Virginie), qu’à cette lutte à mort à laquelle se livreront durant deux ans tyrans et anciens esclaves.
  D'une certaine manière, nous, Français, blancs, petits bourgeois, ignorant fondamentalement  tout de notre histoire et de surcroît, fantasmant bizarrement  l'idéal républicain dans Versailles et la cour de Louis XIV, obsédés par des voies royales, confondant pêle-mêle Victor Hugo, la Commune de Paris, Astérix et tous les dires de la famille Le Pen, Jeanne d'Arc et Zinedine Zidane, sommes à l'image de Mme Bonaparte : inconscients. Enfin presque ! Elle, au moins était une sacrée baiseuse, un drôle de danseuse, une sacrée fouteuse de... Quoiqu'il en soit, nous continuons de penser que  l'Outre-Mer nous doit tout alors que nous n'en finissons pas de lui être redevable, que nous sommes supérieurs aux autres, surtout supérieurs aux plus faibles aura-t-on au passage, remarqué, que les bananes saignant les reins de Joséphine Baker  continuent de faire les beaux jours de notre exotisme culturel et politique, de nos représentations consuméristes. Cet exotisme nous rend agréable ce qui est dégoûtant, masquant la réalité de notre racisme patenté, refoulé et inavouable. Pour nous, un Noir reste un Kirikou, un Arabe un bicot, une Roumaine une voleuse, un immigré un responsable de troubles à l'ordre public, les Antilles Descartes postales. Le syndrome de la dernière exposition coloniale, datant tout de même de 1931, ne nous hante même pas. Elle ne nous fait même pas peur cette exposition tellement elle demeure en nous comme un fait historique définitif, une évidence, une preuve de civilisation, un gage de supériorité, un mythe indestructible bien ancré en chacun de nous, Français, blancs, idéalement racistes ; jusqu'à quand ? Ce cauchemar....

Adultère

[p 88, Le Royaume de ce monde, Aléjo Carpentier, éd. Gallimard, folio, 2006 : « Dès l’embarquement, Pauline s’était sentie un peu reine à bord de cette frégate chargée de troupe qui voguait vers les Antilles et dont les cordages grinçaient au rythme des vagues aux larges oscillations…/… Pauline qui malgré sa jeunesse s’entendait fort en hommes, se sentait délicieusement flattée par les désirs de plus en plus ardents qui se dissimulaient les révérences et les attentions dont elle était l’objet. Elle savait quand les lanternes se balançaient dans le haut de mâts, dans les nuits toujours plus étoilées, des centaines d’hommes rêvaient à elle dans les cabines, châteaux et entreponts. Aussi aimait elle faire semblant de méditer, tous les matins, sur la proue de la frégate, près de l’armure du mât de misaine, se laissant décoiffer par un vent qui lui collait à ses vêtements au corps et révélait la forme superbe de ses seins. »]

Fantasme

Tous ces lampions qui éclairaient dans la nuit mes vices obscurs, toutes ces preuves de vie, toutes ces puissances enrayées, ces desseins inachevés, ces points d’ancrage, ces débuts de quelque chose, tous ces arrêts d’adultères déposés là. Voilà ce que je possédais en réalité.


[p190, Dublinois,  James Joyce, éd. Gallimard, folio, 2000 :

MORT D’UNE DAME A SIDNEY PARADE
UN CAS DOULOUREUX

« Aujourd’hui, à l’hôpital Civil de Dublin, le coroner adjoint (en l’absence de Mr Leverett) a ouvert une enquête au sujet de la mort de Mrs Emily Sinico, âgée de quarante-trois ans, tuée hier soir à la gare de Sidney Parade. Les témoignages indiquent que la victime a été renversée par la locomotive de l’omnibus de dix heures en provenance de Kingstown, alors qu’elle tentait de traverser la voie, et qu’elle a subi de ce fait des blessures à la tête et au côté droit qui ont entraîné  la mort. James Lennon, conducteur de la locomotive, déclara qu’il était au service de la Compagnie depuis quinze ans. Au coup de sifflet du chef de train, il avait mis la machine en marche et une seconde ou deux plus tard il l’avait immobilisée, en réponse aux grands cris qui se faisaient entendre, le train allait lentement. » ]

Jalousie

Avril 1999. Un Mardi. Il faisait beau. Le week-end pascal était fini. Elle n’était pas là. Je ne faisais pas de mourons. Elle était allée à Amsterdam. A midi, mon chef de service entra dans le bureau d’un coup : « J'ai une mauvaise nouvelle, Vanessa, la jeune étudiante qui prend ses repas au lycée est décédée, voilà.» Le chef de service se retira comme il était apparu. J’étais seul. Dedans c’était pire. Le ciel me tomba littéralement sur la tête. Le petit monde que je m’étais fabriqué s’écroula en un claquement de doigt, comme ça, tac, d'un coup. Ensuite... Je me réveillai tragiquement. C'était la première fois que je voyais Dieu d’aussi près. Je suffoquais. Vanessa avait disparu dans un accident de voiture du côté de Spa en Belgique. Sur l’autoroute, en  Belgique, il n’y a pas de rails de sécurité au centre. Leur voiture a coupé le terre-plein central d’un trait mortel comme un coup de guillotine. Elle a percuté une autre berline de plein fouet, toute une famille néerlandaise écrabouillée. Je ne me souviens plus très bien des circonstances précises de l’accident décrites dans le journal local. Vanessa mourra durant son transfert à l’hôpital. On m’avait annoncé la nouvelle au travail. C’est là que je l’avais connue. Nous déjeunions souvent le midi au réfectoire avant de nous reposer dans le parc du lycée. Nous bavardions à l’ombre d’un grand chêne ombrageux qui nous protégeait des rumeurs brûlantes de l’amour. Avant que le soleil ne pointe à son zénith, elle reprenait ses cours, tandis que  j’allais somnoler au-dessus de quelques dossiers du personnel. Nous nous retrouvions à la sortie pour prendre un bus, un verre et continuions nos discussions sans fard, ni intérêts, si ce n'était celui de la légèreté. On se regardait tranquillement à travers nos paroles, aux prises avec les libertés évanescentes. Vanessa avait 22 ans ; et je ne vous laisserai pas dire que c’est le plus bel âge de la vie. Il faisait beau, un jour d’avril, un mardi. Je l’attendais pour aller déjeuner... et puis vous savez.  Tout devint vanité. J’étais marié, c’est vous dire ! Mes prières infinies dans la nuit trop courte provoquèrent la jalousie de ma femme :  « ce n’est pas pour moi que tu pleurerais comme ça ! ». Je trouvai d’autres coins pour pleurer en cachette dans la nuit du jour. Cela dura des mois. C’est qu’elle me plaisait cette Vanessa, son visage laiteux, des yeux étincelants, des lèvres rouges aux coins arrondis, une longue chevelure bouclée, frisottante et blonde  qu’elle ramenait parfois au-dessus de sa tête libérant sa nuque blanche, haute et altière où j’imaginais pouvoir peindre mon talent amoureux. Et puis, et surtout, il y avait chez Vanessa cette âme qui dansait dans les airs, plus près d'Athéna au yeux pers que des couillons dangereusement mortifères. Elle semblait séparée des pesanteurs terrestres et des ronrons de la doxa tueuse. Quiconque l'avait rencontré savait cela; mon épouse  y compris.  Et vlan ! Dieu nous l’avait ravi.


Séparation


[p 133, La Marquise d’O, Les fiancées de Saint-Domingue, Kleist, éd.GF, 1990 : « A peine m’avait-on rapporté cette effroyable nouvelle que je sortis aussitôt de la cachette où je m’étais réfugié, et tandis que, fendant la foule, j’accourais vers le lieu d’exécution, je hurlais : «  Tyrans, me voici ! » Mais elle, qui était déjà montée sur la plate-forme de la guillotine, répondit à la question de quelques juges – à qui malheureusement il fallut que je fusse inconnu – en se détournant de moi avec un regard qui reste ineffaçablement imprimé dans mon âme : «  je ne connais pas cet homme ! » Et là-dessus, au milieu du brouhaha et des roulements de tambour, le couperet, déclenché par ces hommes impatients de voir couler le sang, tomba quelques instants après, séparant la tête du tronc. »]


Désir

[p.88 Rosemonde, Alcools, Guillaume Apollinaire, nrf, poésie/Gallimard, 2000

… Je la surnommai Rosemonde
Voulant pouvoir me rappeler
Sa bouche fleurie en Hollande
Puis lentement je m’en allai
Pour Quêter la Rose du Monde].

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