— Alors Chien ! Tu disais, une armoire, tu t'en sers comme si de rien n'était. Anodin !
— Non Monsieur le Maître, non ! Je ne saurais dire quand on l'avait agencée. C'était une vieille armoire c'est tout. Elle avait reçu des coups. Ses portes étaient engoncées dans des fers vieux et rouillés. Elle avait dû servir tout un tas de gens. J'y rangeais des affaires ainsi que tous mes habits. Une fois, je fixai le trou de sa serrure. Les goupilles dans le cylindre glissèrent, un cliquetis puis l'entrebâillement des portes. De bonnes grosses étagères bien épaisses, vous savez, ointes dans le bain graisseux de nos histoires où l'on dépose nos outils de séductions consolidaient le tout. Elles supportaient, pour ainsi dire, les astragales et la déraison de mes affaires retenues. Vivrais-je assez longtemps pour les sortir toutes de ma cachette ? L'intérieur de l'ouvrage : une grotte d'envies. Je serai prêtre et verni, du temple et d'illusions.
Il y avait la corniche massive et imposante. La corniche tout là-haut, gisait suspendue, depuis l'oppidum à pic, dominant les charmes incestueux des petites marionnettes d'antan. Elles jouaient à cola maya entre les vits et les cons, les scoties et les soubassements de la mort. Oui, je l'utilisais sans jamais m'en soucier. Elle se mettait à produire du sens.
Voyez-vous le Maître, parler à une armoire, c'est pas rien et pour le coup, pas très commode. Tout ça, sans doute, et pourquoi pas, à cause de désirs dérangés. Désirs venus dénoncer à ma conscience distraite, quelques intrigues incertaines des fameuses trames de l'inconscient : des rails enchevêtrés.
— L'imparfait écrase la grosse caisse du présent ?
— Il le devançait pourtant si bien, d'une petite seconde, à l'instar de la petite aiguille qui arrive par le judas de la pendule pour battre la grande en retard.
— Des vers sont passés, d'autres viendront... puis s'en iront.
— Tiens ! Rimons : on entend grincer les gonds. Parler à une armoire, non, c'est pas rien ! Graissons.
— Tout était-il dispersé ?
— Nous apprenions à lire le monde dans Les planches de l'Encyclopédie. C'était au temps de sa fabrication. Dans la partie inférieure des planches, l'outil, les objets sont montrés dans leur essence (c'est le plan paradigmatique). On y voit un vieux chêne débité, des scies, du bois coupé, des ciseaux à bois, des marteaux pour sculpter, le burin, un menuisier, les paradigmes du serrurier, des forges de Buffon, du fer, des gonds, un pot de vernis, un pinceau pour ça.
Dans la partie supérieure, les objets sont saisis dans une mise en scène vivante enchaînée à d'autres pour organiser un récit (c'est le plan du syntagme).
— Et comment ! Je veux ! On peut rien vous cacher le Maître. Oui, c'est à lui, en partie, en très grande partie même. Cette idée des planches de Barthes, ça m'est revenu à force de regarder l'armoire. Du dessin technique dans la fabrique littéraire, des plans, des coupes, des élévations : du style !
— Avec tous ces mots qui vous filent en permanence dans les interstices de la pensée.
— Là, on les tient : couler le langage dans l'architecture de la langue à coup de stylobates et de chanfreins. Je pourrais écrire un livre ?
— Vaine idée, pensez-y, vous venez d'en bas : on n'utilise pas des mots de maçons pour inscrire son nom sur l'arbre généalogique de la littérature. Mais pourquoi pas… Après tout… En démocratie, là où les hommes ont des droits… Mais vous devrez en payez le prix, une vie chère, un droit qui coûte. Vous devrez connaître la stylistique sur le bout des doigts ! 1000 pages semaines.
— Joindre l'inutile au désagréable ?
— Mais cessez donc ce jeu qui consiste à vous rendre plus bête Chien !
— Pas facile.
— Vous le devez, et, en avez les moyens.
— Le style ?
Mais je ne voudrais pas ici paraître pédant. J'ai de l'affection pour vous, et pour tout vous dire même beaucoup de respect !
— Maître !
— Non, non, c'est vrai ! Étudiez, rampez, crevez s'il le faut dans la stylistique, acquerrez la culture de la littérature, connaissez-la. Vous ferez des miracles d'écriture.
— Des critiques, un prix, la considération, des bisous ?
— Sur les deux joues ! La reconnaissance : Sûre ! Imprégnez-vous des œuvres des cadres supérieurs. Vous comprendrez. Ça plaît. Je vous le dis Chien ! Foncez !
— L'université ?
— Chien ! N'ayez pas peur.
— Merci le Maître.
— Mais revenons à Roland Barthes si vous le voulez bien.
— Bien sûr ! Ça me plaisait bien la coupe des planches de Barthes. Je l'ai prise, point barre. Ça fonctionnait bien avec mon sujet. Donc, je prends. J'y ai juste ajouté une pincée de sel, du poivre, pas trop, plus deux trois autres choses comme de la poudre de perlimpinpin à mon goût pour agencer le tout ; mon plat.
— Ce n'est pas très original ?
— Quoi, la planche de l'Encyclopédie ou la planche à saucisson de Roland Bar… ?
— Non !
— Alors ! On est d'accord, parlons de ma planche ! La planche de l'Encyclopédie joue à la fois la démonstration intellectuelle par ces objets et sa vie romanesque par ses scènes. C'est quand même brillant !
— Et ton armoire ?
— Un vieil homme, le père Bardin, Pridamant Bardin, y rangeait dans une coupe en porcelaine des amandes. La fine pellicule brune qui les recouvrait en temps de paix avait bientôt disparu. C'est que le père Bardin avait, sans croquer dans les graines, mis en ruine le sucre des dragées qui les enrobait ; entre ses mâchoires rongées, le sucre, avait fini par fondre. Il laissait ensuite reposer dans l'armoire les fruits secs qu'il n'aimait pas, et si on allait lui rendre visite, il sortait la coupe en porcelaine pleine de son péché mignon qu'il offrait volontiers à ses invités. Ah ! Le Maître.
— Chien !
— Je me demandais bien, depuis quand cette armoire amassait tant de sottises bien gardées ? Las, je me tenais là, debout, las, toutes ces années à cette place là mi chien, mi chèvre. Il n'y avait plus personne aux alentours. Les gens étaient partis. Les fuyards n'avaient laissé qu'une seule chose. Elle était dans l'armoire.
— Qu'était-ce donc ?
— Un livre.
— Un livre ?
— Un livre. Il était ouvert posé à plat sur un lutrin. Je m'avançai. Je pris mon courage à deux mains. Je déposai le livre en l'état dans ma main. Hypnotisé, j'étais hypnotisé (après un temps, le Dr. ès-lettres… le Maître claque des doigts, le Chien poursuit son récit). Je ne parvenais pas à détacher mon regard des pages. Je ne voyais que les cohortes de mots. Ils défilaient à la queue leu leu jusqu'à ce que je les perdisse sur le bord des pages, là, où le regard aboutit tôt ou tard, en miette.
J'avais peur, le Maître, que les mots tombassent des pages. Je craignais, en refermant le livre, que les mots pussent glisser vers une chute vertigineuse. C'est en tout cas ce que je croyais encore après toutes ces années passées ici dans une attente qui figeait maintenant une bonne partie de mes moyens.
Je tenais à ce livre. Je ne souhaitais pas voir tous ces mots éparpillés aux antipodes. Après une chute vertigineuse, je pensais que les mots pourraient m'écraser. Ce serait la fin des haricots ! Imaginez la couche superficielle du sol éventrée avec tous ces signes descendus des limbes. Dans le reflet de mon regard, le Maître, pansez l'effroi d'un tremblement de terre ! Des mots sens dessus dessous, à l'envers, sans endroit, coupés, découpés, noirs, rouges, bleus, jaunes. Plus qu'un monde de signes sans douleur.
— Eh bien ?
— Eh bien quoi le Maître ! Je ne désirais pas voir ce spectacle de fin du monde. Je me faisais du mouron.
— Poursuivez !
— Les gens et leurs cours pouvaient bien chercher la sécurité, cadenasser leurs meilleurs vœux, concourir dans des foires d'empoigne, savoir qui était le plus beau, polir quelques pétrifications publiques, protéger leurs titres de propriétés, des pages et des pages de brouillard, où vous ne distinguez plus ni encres, ni bordures, ni rien de rien, que des piles des papiers à vendre.
— Le bilan comptable ?
— La ruine des utopies.
— Le terrassement du Soi ?
— Bingo ! L'anéantissement. Le livre hebdo, ses piles de livres au carré. Le collège unique, 100% de bacheliers, en un, deux, trois mots : la sociale démocratie. C'est un crime que de se retirer du monde. Il n'y a rien à attendre des classes dominantes. Elles broient par fonction. Moi, je préférais me tenir là debout, même en italique, le livre posé à plat dans ma main encore. Je ne voulais pas avoir d'autre choix. Une angoisse me faisait apparaître, en d'autre terme, sous les traits d'un lâche. Sans doute à cause d'une inclinaison naturelle pour les manigances souterraines, je me doutais bien qu'il y avait, sous la ribambelle de ces mots solidaires, des entretiens secrets, des ramifications solides qui mènent dans des lieux obscurs et où se jouait leur agencement sur les chaînes cryptées de la création du monde.
— Et pour faire quoi Chien ?
— Adolescent, je grandissais toujours dans la crainte d'un coup de feu à la tempe. Je n'avais pas osé cueillir les fleurs, encore moins m'agenouiller, respirer leurs pétales, goûter leurs pistils, lesquels au-dessus de la tige, donnent à la fleur son langage, ses pollens constructeurs. Je délaissais les livres, sans ne jamais en ouvrir aucun, pour des parties de jeux sans notice surtout. Dans mon milieu, on oblitère la possibilité de songer que les livres renferment des trésors de conquistadors. Le pillage de nos jours est régulé.
— C'est-à-dire ? Je ne comprends pas, c'est quelque peu flou !
— Comprend pas, comprend pas, un peu flou, c'est très clair au contraire ! Une tige, une fleur, des pollens, un reflet d'or, une rencontre qui fait Oh ! : Un trésor ! Quelque chose d'impossible à réaliser mais imaginairement réalisable. Apprendre à connaître le sort de son reflet. Mesurer les écarts que les reliefs de la terre nous forcent à chaque pas.
— Ouille !
— On vous apprend pas ça avant d'être à Normale soupe ?
— Qu'entendez-vous ?
— La voix du pet !
— Voyons !
— Ah ! Excusez-moi le Maître.
— Soyez plus rigoureux ! Vous sentez bien.
— D'accord ! Avant d'être à Normale, à l'époque de la stylistique, avez-vous déjà reniflé un bon vieux calandos de derrière les fagots qui pue du cul ! Bon, un exemple, du vrai, du vécu, des vivas, des hourras ! Ecoutez-moi ce morceau de d'amour épique : « A la Saint Mathilde…
— Sainte Chienne !
Non ! Précisément ! Pour moi, c'est Saint, fin. Et puis essayez, le Maître, de ne plus m'interrompre quand vous, ne me, comprenez plus rien ! Vous n'êtes pas à ce point une de ces machines à savoir structurée en structures composites mauxlencullaires qui apprenez à vos élèves qu'un truc beau, beau, c'est beau, beau. Alors nous, on répète derrière vous, brillamment en chœur pour réussir dans la vie : « qu'un truc beau, beau, c'est beau, beau »… Et tout le monde est konne-tant ! Beurk ! Non ! Creusez plutôt, laissez venir le trésor.
"une grotte d'envies", c'est très beau
RépondreSupprimercopieux bouillon, je termine, et je reviens
entretiens avec le professeur m. ?
RépondreSupprimerCher Fer à cheval, sans aucun doute, sans en être la cause, l'origine,ni l'objet, Entretiens avec le Professeur Y,que j'ai dû lire à peu près en même que je fabriquais ce texte, a contribué à alléger mon poignet, écrire davantage sans retenu: Oui, j'ai vraiment senti, car c'est comme une turbulence qui fibre en soi, ce que signifiait être influencé.
RépondreSupprimerc'est en copiant qu'on devient copain !
RépondreSupprimercharles-albert cingria nous dit, dans "La grande ourse" (p.39) :
RépondreSupprimer"Il ne faut donc pas craindre d'imiter ni même de copier textuellement -de photographier, de mouler- quand ce qui nous a devancé est du bon travail fait comme sur votre ordre et pour vous.
... (le génie consiste à bouger) un rien à quelque chose de pas très bien placé qui devient parfait. Celui qui bouge a un mérite essentiel."
évidemment, dans les habitudes de son auteur, ce texte est très long, j'en extrait l'idée centrale qui me semble éclairante, mais allez-y donc voir, vous ne serez pas déçu...