Ven. 2 mars 1755. Écrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu'on a vu, manié, ou su d'original sans reproche, qui s'est passé sur le théâtre du monde. Ven. 24 septembre 1943. Les gens qui m'ont connu de près m'ont toujours tenu pour un homme qui ne ment jamais, et, de plus, dénué de toute imagination. Cela pour répondre aux réclamations de tiers intéressés. Dim. 1 avril 2002. Il faut une grande hardiesse pour oser être soi.
En Français, phonétiquement, "speare" côtoie pire. Shakespeare, secoué dans tous les sens. Tabernacle des artistes ou pauvre auteur en fait ? Car on se permet tout avec Shakespeare dès qu'il s'agit de le jouer d'une façon ou d'une autre. On passe là-dessus comme on s'allonge sur une pute. Aboutissement de tous les fantasmes où l'on se croit tout permis. Je suis prêt à parier que même Molière n'est pas malmené ainsi; Trop bourgeois pour assumer sa merde, n'est-ce pas ? On ne baise pas une bourgeoise comme on irait voir une pute. Sans demeurer sarcastique mais avec beaucoup d'optimisme quant à vos perceptions de la réalité, nous pourrions appeler ça de la pédagogie. On s'essaie sur Shakespeare avant Molière. Les époques sont différentes, les mœurs différentes, la lâcheté facile à dissimuler sur l'hôtel des anachronismes. Apprendre à tirer un coup, apprendre à mettre en scène, apprendre à devenir un grand acteur, jouir en se maltraitant, croire, bander sans fin sur toutes les scènes de la vie, ça se conquiert : faisons du Shakespeare ! Kompa, Kompa. Pédalé Kompa !
Allez ! Assez discuter.
Dans une mise en scène de Marie De Bâillonnons-nous-tout-court, la compagnie la Malle des Morts vous invite à deux présentations de la Nuit des rois (Pédalé Kompa) d'après le chef-d'œuvre de Victor Hugo, les 20 et 21 mai. Réservation obligatoire.
Je reprends : « A la Saint Mathilde on trouve le son du train qui depuis Austerlitz s'est mis au trot et à présent galope vers un lieu précieux, une région de l'intime.
A la Saint Mathilde, à peine les sons s'éploient que déjà ils prennent d'autres formes.
Ce sont les abeilles qui zinzinulent, c'est Woshou la guenon qui tient toujours à peu près le même langage. Ce sont aussi les dauphins et les baleines qui émettent les mêmes signes, une trentaine précisément.
A la Saint Mathilde, les sons ressemblent à des parfums de l'Antiquité, quand la Méditerranée était le bien commun des Romains qui préparaient déjà la ratatouille.
A la Saint Mathilde,
Mathilde, quand tu verras le mot maintenant écrit en lettre capitale d'imprimerie, tu rouleras les « r » comme la Patron te l'a appris, je crois.
MAINTENANT : « A cavale sur mon bidet, quand il trotte il fait des pets, prout, prout, prout, prout cadet ! ».
Et puis, à la fin de la journée du 14 mars, c'est-à-dire, à la Saint Mathilde, la seule fois dans l'année, comme un rituel nécessaire, on entend un son qui vient de son pays de cocagne, un roitelet de Mars majestueux, une voix lointaine qui se pose et lui murmure :
« S'il-te-plaît, dessine-moi un mouton »…
— En soi, c'était un don de la nature, cette M. Qui est-elle ?
— D'un point de vue poétique ou stylistique ?
— Eh bien les deux Chien les deux !
— Côté stylistique, une bourgeoiseffe, une fille sans histoire, début, milieu, fin, vie toute tracée. Née avec une cuillère en argent le matin, dorée à la poêle à frire de maman à midi, chienne comptant son intérêt le soir.
— Et côté désordre ?
— Une image avec une longue tige, des épines vénéneuses qu'on oublie vite fait tellement la fleur est aromatisée, ses pétales colorés de colorants pas du tout récalcitrants.
…« S'il-te-plaît… dessine-moi un mouton » répétait la petite marquise.
La Chienne (Jean Renoir)
Comme le vers revient le son, le murmure et le ton. Le thon, c'est le steak de la mer. Il ne s'est pas encore posé pour le rendez-vous avec la rime. Il descend tous les ans à la Saint Mathilde. Ce n'est pas comme un dieu mais plutôt une voix, ou si vous voulez, comme une lueur pour elle, quelque chose d'assez important, d'accord parmi bien d'autres choses ! Un vent au sens large la voix de ce bonhomme trop petit et trop grand à la fois sensible et blond, tout doux et très con. Il est sa question. C'est celui-là qu'elle veut vraiment. J'en suis sûr.
— Sûr ?
— Sûr !
Il l'accompagne du soir au matin, matin et soir, dès que le jour rentre dans la nuit et la nuit dans le jour. On l'aura compris, bien au-delà de la Saint Mathilde. Mais ici je donne une petite fête rituelle à l'occasion de cette petite histoire : On se réjouit de l'avant à l'arrière d'une farandole d'orgues de barbaries inspirés des boîtes crâniennes distraites qui fêtent Mathilde depuis des jalousies secrètes. Cette farandole de crâneurs, en fait, est encore loin des Lupercales. Quand Rome s'écrivait Rome. Ô ! Saint Mathilde, matée, icône rêvée, fantasme réprimé à travers le prisme de l'ère courante, un idéal des idéaux pour un tas de queues trop raides à cette heure pour butter juste dans son zénith à elle qui, dans les chambranles de l'avis mondain, prend le modelé des perspectives cavalières pour se soulever presque enfin.
A la Saint Mathilde, la petite, je la vois bien. Il ne faut pas faire semblant. Tous l'aiment tant, bien, mal…Ils tirent des plans.
« Vas par ici, non, plutôt par-là », chantent comme si de rien était ces boîtes à bla-bla, sourdant de la doxa qui joue sa rengaine des gens honnêtes.
La Mathilde n'en demande pas tant. Ce n'est pas ce qu'elle demande.
— Que demande-t-elle ?
— Crotte ! Le Maître !
— Une crotte ?
— Oh ! De m'aimer, tout bêtement de m'aimer ! De me pendre entre ses fesses avant que ma tête ensanglantée ne tombe au fond du panier de la stupeur.
— Hein !
— Son éducation le lui interdit : route barrée. On se serait cru dans des temps anciens. Nous étions les deux pieds dedans, enfin moi, enfin non, enfin elle, enfin bref ! La bourgeoiseffe de République ne pouvant s'accoupler avec le farfelu de l'autre côté du périph, fût-il un beau capitaine.
— Eh non !
— Eh non ! Vous dites comme elle le Maître : « nous ne sommes pas du même milieu ».
— Où étiez-vous donc ?
— In Uranus !
— Pardon !
— Saint-Denis, 93.
— Aie ! De l'autre côté du périphérique.
— (fesse de rat) L'autre monde.
— Ah oui, ce n'est pas vraiment le nombril !
— Mais nous avons aussi des milieux, à Saint-Denis !
— Ah ! Saint-Denis ! Une basilique : les Rois de France ? La banlieue rouge ?
— Oui oui, entre autres le Maître. Mais les rois n'ont plus de tête. Ça ne compte plus. Et les communistes, ils n'ont plus de prolos. Sans tête, sans conscience, on est fichu ! Mais quand même ! Si vous divisiez des rois, même sans tête par des rouges eunuques, on pourrait obtenir une bonne moyenne. Mais, ce qui baisse la note, le Maître, mais ça vous…
— Oui ?
— Le consensus vraisemblable.
— Expliquez ?
— « Vous savez, de ce que les grands disent, les petits bourgeois bavardent ».
— Hâtez-vous !
— Autour de la Basilique ça pullule de pas français : du bicot, ça t'agresse, du négro, ça t'avance à rien, du chinetoque, ça te dépèce. Tout ça, ça s'étale, c'est vrai ! Preuve : c'est une petite guenille qui m'l'a dit : Eux, y s'y connaissent sacrément en parasites. Ça te pique ta place sur le marché, ça tire vers le bas et en toute légalité. Et pis, y faut l'dire, c'est qu'ils sont tous éduqués avec nos droits universels, riches avec notre caf. Ils sont les champions de la profitation. On dit maintenant qu'ils comploteraient pour se hisser au niveau des Juifs sans passer par la Pologne.
— Ah oui ! Ce serait difficile à obtenir.
— Ils prennent le pain des pauvres petits français de la souche, à qui il ne reste plus grand-chose que le drapeau ! Alors si on leurs décolore ce putain de drapeau déjà fantomatique ?
— Oh là, oh là ! Attention. C'est complexe. Et pourquoi pas franchouillard tant que vous-y êtes.
— Vous me l'enlevez de l'esprit.
— Mais toi, Chien, qu'en penses-tu ?
— Qu'il faut changer de drapeau et d'école.
— Farfelu va !
— Le vrai n'est pas forcément farfelu. Les notations des riches, le tri des déchets : S.T.O.P. !
— Et le drapeau ?
— Y en a sûrement un plus beau : noir avec une tête de veau mort.
— En attendant ?
— Un ère de transition.
— Mais Que fabriquais-tu dans cet enfer ?
— Eh ! Ne connaissez-vous pas Dante, son copain vigilant, euh, Vigile ?
— Virgil ! Chien, Virgil.
— C'est quand on part d'en bas pour aller plus haut.
— Oui merci ! Et ?
— Je suis resté en bas.
— Vous n'êtes pas idiot à ce point ?
— Là n'est pas la question.
— Elle est où ?
— Dans le lieu-dit de l'enculage.
— Le cul ?
— Le cul !
— Mais on n'y voit goutte !
— Mal équipé, oui !
— C'est pour cette raison qu'il y a eu...
— Y a eu un grain dans le système Le Maître. Au mieux, une erreur d'aiguillage après la 3ème. Le Bosch, ça m'a pas réussi. Comptez qu'avec ça, j'avais pas la bosch des maths non plus. J'ai foutu l'camp. J'suis parti voir du pays, la vraie école le Maître. Les voyages, ça forme les métayers, c'est bien connu ! On dit ça !
— Ça promet ! Où ça ?
— Dans les colonies !
— Qu'est-ce que cette histoire encore !
— Par habitude, on y envoie le reliquat pourri de l'état civil.
— A savoir ?
— Sous l'ancien régime, des filles lysant l'anxiété des voleurs, de la noblesse et du négoce, augmentant la production de sucre des Indes françaises. Ça fit long feu. On préféra la traite. Équation plus adéquate. Autre temps, autre mœurs, même équation adéquate. Plus près de chez nous, des ouvriers, des paysans déchus continueront de s'appauvrir en Algérie. Ceux-là deviendront des fonctionnaires. Ça reste pauvre mais, c'est pas pareil. On travaille dans l'état. Ça relève immédiatement l'importance. Tous ces espoirs étaient sponsorisés par les colons aux gants jaunes, des légitimistes plus légitimistes que le légitimiste Orléans, des arrivistes néo-libidinaux, des carriéristes de l'armée d'Afrique. Pour toute cette bande de crapule, ça a marché, bardés de leurs fatras d'idées. Ça marche toujours pour ceux du haut.
— Mais vous disiez avoir quitté la métropole ?
— Oui et non.
— Oui ou non ?
— Plus les moyens. On reste petit à domicile aujourd'hui. Ça complique pour la mystification. Pour ce qui est du grand horizon… faut vraiment faire un effort.
— Mais c'est dans la nature de notre épiderme Chien. Le romantisme nous survit. Produire son effort original de civilisation : « Nous ne sommes pas venus en Afrique, pour en rapporter l'Afrique mais pour y apporter l'Europe » (V. Hugo).
— Vous péchez par uchronie le Maître : « En pays colonisé, c'est presque toujours le sentiment de l'injustice qui détermine l'éveil ou le réveil des nationalismes indigènes. »(A. Césaire).
— Et toi par anachronie Chien : « La barbarie est en Afrique […], mais que nos pouvoirs responsables ne l'oublient pas, nous ne devons l'y prendre, nous devons l'y détruire. Nous ne sommes pas venus pour l'y chercher, mais pour l'en chasser. […](V. Hugo).
— Sophiste ! : « …Permettez-moi de vous donner cet avertissement. Lorsque, sous couleur d'assimilation, vous aurez accumulé dans ces territoires, injustice sur injustice, lorsqu'il sera évident qu'à la place d'une véritable assimilation, vous entendez ne leur offrir qu'une caricature, une parodie d'assimilation, alors, vous susciterez dans ces pays une immense rancœur… » (A. Césaire).
— Mais triple buse : « Fondre deux races c'est rapprocher les siècles […], le siècle de la presse libre et de la pleine civilisation, d'autre part le siècle pastoral et patriarcal […] quel abîme à franchir. » (V. Hugo).
— Monsieur le Dr ès… Lettres : « C'est là le drame. Quand vous voulez nous assimilez, nous intégrer, vous nous rejetez, vous nous repoussez. Quand les populations coloniales veulent se libérer, vous les mitraillez ! ». (A. Césaire).
— Passons.
— Passons ? Bravo ! Au bout des canons de la civilisation : la Zone. Y' a qu'un bus à prendre avant 20h. Après faut attendre celui de 6h du matin. Quelle fin ! Et les Indigènes, c'est plus ça ! C'est du Canada dry.
— Chien, vous êtes sarcastique et un tantinet superficiel.
— Superficiel !!? Des clous ! Car enfin, vous n'êtes pas las de ce monde ancien. Il vous va comme un gant. Pourquoi voudriez-vous en changer ?
— Puisez dans le trésor.
— A sec.
— Votre don ?
— Du même acabit.
— La bourgeoiseffe du milieu avec son petit beurre qui s'empiffre de petits princes ?
— Qui dessine un mouton avec un Petit Prince à sa cheville, le Maître !
— Eh bien ?
— Eh bien, c'est une histoire de lutte, rien d'autre. Et le blaireau de service, votre élève en lui-même, ne faiblissait pas. La Pologne, lui, rien à foutre. Ce qu'il voulait, c'était se hisser sur les seins de la belle bourgeoiseffe de République. On lui avait appris au collège unique qu'il vivrait dans le XXIème siècle, et donc, qu'il aurait droit comme tout le monde, d'acquérir son bout de nichon, n'importe lequel, l'égalité des chances. Chevillé à sa cheville, le petit homme était attentif et immobile au pied de sa statue sculptée dans du roc tendre, une allure de va-t'en guerre factice, un sourire insolemment gai, une frange nécessaire à sa parole, selon l'heure et l'humeur des mœurs, trapèzes et dorsaux étoilés d'un million de grains de beauté domiciliés trop loin pour qu'il puisse les atteindre une nuit, galbe adéquat, rondeurs des seins soutenues dans un 90C (selon elle sur le pont d'Arcole entre deux bouchées affamées) où les plus grands chapiteaux du monde étendent leurs pistes aux étoiles, où les petits princes imaginent des scènes de manèges épiques, des lions qui s'élancent d'un coup à travers ses deux cerceaux ovales violacées qui rendent furieux ses dômes péléens, où les acrobates montent sur la pointe de ses seins et sautent physiquement par-dessus les cratères de ses aurores aréoles.
— Il ne la lâchait pas ?
— A la fin de la journée du 14 mars, c'est-à-dire, à la Saint Mathilde, on la vit aller ramasser son murmure : « S'il-te-plaît… dessine-moi un mouton ».
— On observe et on les voit mieux tous les deux.
— Elle lit tout haut. Elle est une jeune femme de son temps, pas une centauresse, ni une icône déformée, mais sans réel avantage, une table des matières.
Elle lit à tue-tête Mathilde sans fard, ni gloire, ni grandeur, sans palimpseste mythique, elle lit Mathilde sans heurts légers :
« Ô ! Reine des condescendances outrageuses, comme Penthésilée pour Achille aux pieds agiles, tu fus l'unique perspective cavalière de mes contes archaïques mises en scène quand le bateau se mit à voguer et que les sables sur le littoral s'envolèrent en fumée avant que l'ouragan ne commence... » FIN.
You're going to loose that girl (The Beatles)
Aujourd'hui, Monsieur, les gens à l'agonie m'ont planté là, avec ce livre ouvert posé à plat dans ma main. Dans son temps, le vulcanologue Alfred Lacroix perça à jour les nuées ardentes sous le dôme luxuriant des volcans péléens. Je vis d'ardentes frustrations macérer dans ce livre rempli de puissance. Et dire qu'il était à mon chevet depuis toutes ces années ! Il me bordait. Je le refermais. Il y avait un titre sur la couverture : Clindor, journal. C'était le livre du fils Bardin. Pridamant Bardin. Je parti avec.
— Et dedans Chien ?
— Après ! Maintenant, il faut raconter le rêve qui fit Clindor. Le livre commençait avec. Il dit à son père : « Père, j'ai vu onze étoiles et le soleil et la lune, je les ai vus se prosterner devant moi. Son père lui répondit : ne raconte pas ta vision à tes frères, ils trameraient une ruse contre toi. Tu apprendras l'interprétation des récits ».
— Alors Chien ! Tu disais, une armoire, tu t'en sers comme si de rien n'était. Anodin !
— Non Monsieur le Maître, non ! Je ne saurais dire quand on l'avait agencée. C'était une vieille armoire c'est tout. Elle avait reçu des coups. Ses portes étaient engoncées dans des fers vieux et rouillés. Elle avait dû servir tout un tas de gens. J'y rangeais des affaires ainsi que tous mes habits. Une fois, je fixai le trou de sa serrure. Les goupilles dans le cylindre glissèrent, un cliquetis puis l'entrebâillement des portes. De bonnes grosses étagères bien épaisses, vous savez, ointes dans le bain graisseux de nos histoires où l'on dépose nos outils de séductions consolidaient le tout. Elles supportaient, pour ainsi dire, les astragales et la déraison de mes affaires retenues. Vivrais-je assez longtemps pour les sortir toutes de ma cachette ? L'intérieur de l'ouvrage : une grotte d'envies. Je serai prêtre et verni, du temple et d'illusions.
Il y avait la corniche massive et imposante. La corniche tout là-haut, gisait suspendue, depuis l'oppidum à pic, dominant les charmes incestueux des petites marionnettes d'antan. Elles jouaient à cola maya entre les vits et les cons, les scoties et les soubassements de la mort. Oui, je l'utilisais sans jamais m'en soucier. Elle se mettait à produire du sens.
Voyez-vous le Maître, parler à une armoire, c'est pas rien et pour le coup, pas très commode. Tout ça, sans doute, et pourquoi pas, à cause de désirs dérangés. Désirs venus dénoncer à ma conscience distraite, quelques intrigues incertaines des fameuses trames de l'inconscient : des rails enchevêtrés.
— L'imparfait écrase la grosse caisse du présent ?
— Il le devançait pourtant si bien, d'une petite seconde, à l'instar de la petite aiguille qui arrive par le judas de la pendule pour battre la grande en retard.
— Des vers sont passés, d'autres viendront... puis s'en iront.
— Tiens ! Rimons : on entend grincer les gonds. Parler à une armoire, non, c'est pas rien ! Graissons.
— Tout était-il dispersé ?
— Nous apprenions à lire le monde dans Les planches de l'Encyclopédie. C'était au temps de sa fabrication. Dans la partie inférieure des planches, l'outil, les objets sont montrés dans leur essence (c'est le plan paradigmatique). On y voit un vieux chêne débité, des scies, du bois coupé, des ciseaux à bois, des marteaux pour sculpter, le burin, un menuisier, les paradigmes du serrurier, des forges de Buffon, du fer, des gonds, un pot de vernis, un pinceau pour ça.
Dans la partie supérieure, les objets sont saisis dans une mise en scène vivante enchaînée à d'autres pour organiser un récit (c'est le plan du syntagme).
— Dites- donc ! Chien ! C'est de Roland Barthes ?
— Et comment ! Je veux ! On peut rien vous cacher le Maître. Oui, c'est à lui, en partie, en très grande partie même. Cette idée des planches de Barthes, ça m'est revenu à force de regarder l'armoire. Du dessin technique dans la fabrique littéraire, des plans, des coupes, des élévations : du style !
— Avec tous ces mots qui vous filent en permanence dans les interstices de la pensée.
— Là, on les tient : couler le langage dans l'architecture de la langue à coup de stylobates et de chanfreins. Je pourrais écrire un livre ?
— Vaine idée, pensez-y, vous venez d'en bas : on n'utilise pas des mots de maçons pour inscrire son nom sur l'arbre généalogique de la littérature. Mais pourquoi pas… Après tout… En démocratie, là où les hommes ont des droits… Mais vous devrez en payez le prix, une vie chère, un droit qui coûte. Vous devrez connaître la stylistique sur le bout des doigts ! 1000 pages semaines.
— Joindre l'inutile au désagréable ?
— Mais cessez donc ce jeu qui consiste à vous rendre plus bête Chien !
— Pas facile.
— Vous le devez, et, en avez les moyens.
— Le style ?
— J'ai moi-même publié tout un style : Rocco, à partir de lapines.
Mais je ne voudrais pas ici paraître pédant. J'ai de l'affection pour vous, et pour tout vous dire même beaucoup de respect !
— Maître !
— Non, non, c'est vrai ! Étudiez, rampez, crevez s'il le faut dans la stylistique, acquerrez la culture de la littérature, connaissez-la. Vous ferez des miracles d'écriture.
— Des critiques, un prix, la considération, des bisous ?
— Sur les deux joues ! La reconnaissance : Sûre ! Imprégnez-vous des œuvres des cadres supérieurs. Vous comprendrez. Ça plaît. Je vous le dis Chien ! Foncez !
— L'université ?
— Chien ! N'ayez pas peur.
— Merci le Maître.
— Mais revenons à Roland Barthes si vous le voulez bien.
— Bien sûr ! Ça me plaisait bien la coupe des planches de Barthes. Je l'ai prise, point barre. Ça fonctionnait bien avec mon sujet. Donc, je prends. J'y ai juste ajouté une pincée de sel, du poivre, pas trop, plus deux trois autres choses comme de la poudre de perlimpinpin à mon goût pour agencer le tout ; mon plat.
— Ce n'est pas très original ?
— Quoi, la planche de l'Encyclopédie ou la planche à saucisson de Roland Bar… ?
— Non !
— Alors ! On est d'accord, parlons de ma planche ! La planche de l'Encyclopédie joue à la fois la démonstration intellectuelle par ces objets et sa vie romanesque par ses scènes. C'est quand même brillant !
— Et ton armoire ?
— Un vieil homme, le père Bardin, Pridamant Bardin, y rangeait dans une coupe en porcelaine des amandes. La fine pellicule brune qui les recouvrait en temps de paix avait bientôt disparu. C'est que le père Bardin avait, sans croquer dans les graines, mis en ruine le sucre des dragées qui les enrobait ; entre ses mâchoires rongées, le sucre, avait fini par fondre. Il laissait ensuite reposer dans l'armoire les fruits secs qu'il n'aimait pas, et si on allait lui rendre visite, il sortait la coupe en porcelaine pleine de son péché mignon qu'il offrait volontiers à ses invités. Ah ! Le Maître.
— Chien !
— Je me demandais bien, depuis quand cette armoire amassait tant de sottises bien gardées ? Las, je me tenais là, debout, las, toutes ces années à cette place là mi chien, mi chèvre. Il n'y avait plus personne aux alentours. Les gens étaient partis. Les fuyards n'avaient laissé qu'une seule chose. Elle était dans l'armoire.
— Qu'était-ce donc ?
— Un livre.
— Un livre ?
— Un livre. Il était ouvert posé à plat sur un lutrin. Je m'avançai. Je pris mon courage à deux mains. Je déposai le livre en l'état dans ma main. Hypnotisé, j'étais hypnotisé (après un temps, le Dr. ès-lettres… le Maître claque des doigts, le Chien poursuit son récit). Je ne parvenais pas à détacher mon regard des pages. Je ne voyais que les cohortes de mots. Ils défilaient à la queue leu leu jusqu'à ce que je les perdisse sur le bord des pages, là, où le regard aboutit tôt ou tard, en miette.
J'avais peur, le Maître, que les mots tombassent des pages. Je craignais, en refermant le livre, que les mots pussent glisser vers une chute vertigineuse. C'est en tout cas ce que je croyais encore après toutes ces années passées ici dans une attente qui figeait maintenant une bonne partie de mes moyens.
Je tenais à ce livre. Je ne souhaitais pas voir tous ces mots éparpillés aux antipodes. Après une chute vertigineuse, je pensais que les mots pourraient m'écraser. Ce serait la fin des haricots ! Imaginez la couche superficielle du sol éventrée avec tous ces signes descendus des limbes. Dans le reflet de mon regard, le Maître, pansez l'effroi d'un tremblement de terre ! Des mots sens dessus dessous, à l'envers, sans endroit, coupés, découpés, noirs, rouges, bleus, jaunes. Plus qu'un monde de signes sans douleur.
— Eh bien ?
— Eh bien quoi le Maître ! Je ne désirais pas voir ce spectacle de fin du monde. Je me faisais du mouron.
— Poursuivez !
— Les gens et leurs cours pouvaient bien chercher la sécurité, cadenasser leurs meilleurs vœux, concourir dans des foires d'empoigne, savoir qui était le plus beau, polir quelques pétrifications publiques, protéger leurs titres de propriétés, des pages et des pages de brouillard, où vous ne distinguez plus ni encres, ni bordures, ni rien de rien, que des piles des papiers à vendre.
— Le bilan comptable ?
— La ruine des utopies.
— Le terrassement du Soi ?
— Bingo ! L'anéantissement. Le livre hebdo, ses piles de livres au carré. Le collège unique, 100% de bacheliers, en un, deux, trois mots : la sociale démocratie. C'est un crime que de se retirer du monde. Il n'y a rien à attendre des classes dominantes. Elles broient par fonction. Moi, je préférais me tenir là debout, même en italique, le livre posé à plat dans ma main encore. Je ne voulais pas avoir d'autre choix. Une angoisse me faisait apparaître, en d'autre terme, sous les traits d'un lâche. Sans doute à cause d'une inclinaison naturelle pour les manigances souterraines, je me doutais bien qu'il y avait, sous la ribambelle de ces mots solidaires, des entretiens secrets, des ramifications solides qui mènent dans des lieux obscurs et où se jouait leur agencement sur les chaînes cryptées de la création du monde.
— Et pour faire quoi Chien ?
— Adolescent, je grandissais toujours dans la crainte d'un coup de feu à la tempe. Je n'avais pas osé cueillir les fleurs, encore moins m'agenouiller, respirer leurs pétales, goûter leurs pistils, lesquels au-dessus de la tige, donnent à la fleur son langage, ses pollens constructeurs. Je délaissais les livres, sans ne jamais en ouvrir aucun, pour des parties de jeux sans notice surtout. Dans mon milieu, on oblitère la possibilité de songer que les livres renferment des trésors de conquistadors. Le pillage de nos jours est régulé.
— C'est-à-dire ? Je ne comprends pas, c'est quelque peu flou !
— Comprend pas, comprend pas, un peu flou, c'est très clair au contraire ! Une tige, une fleur, des pollens, un reflet d'or, une rencontre qui fait Oh ! : Un trésor ! Quelque chose d'impossible à réaliser mais imaginairement réalisable. Apprendre à connaître le sort de son reflet. Mesurer les écarts que les reliefs de la terre nous forcent à chaque pas.
— Ouille !
— On vous apprend pas ça avant d'être à Normale soupe ?
— Qu'entendez-vous ?
— La voix du pet !
— Voyons !
— Ah ! Excusez-moi le Maître.
— Soyez plus rigoureux ! Vous sentez bien.
— D'accord ! Avant d'être à Normale, à l'époque de la stylistique, avez-vous déjà reniflé un bon vieux calandos de derrière les fagots qui pue du cul ! Bon, un exemple, du vrai, du vécu, des vivas, des hourras ! Ecoutez-moi ce morceau de d'amour épique : « A la Saint Mathilde…
— Sainte Chienne !
Non ! Précisément ! Pour moi, c'est Saint, fin. Et puis essayez, le Maître, de ne plus m'interrompre quand vous, ne me, comprenez plus rien ! Vous n'êtes pas à ce point une de ces machines à savoir structurée en structures composites mauxlencullaires qui apprenez à vos élèves qu'un truc beau, beau, c'est beau, beau. Alors nous, on répète derrière vous, brillamment en chœur pour réussir dans la vie : « qu'un truc beau, beau, c'est beau, beau »… Et tout le monde est konne-tant ! Beurk ! Non ! Creusez plutôt, laissez venir le trésor.
"Dès l'instant où il voit la lumière du jour, l'homme cherche à se trouver lui-même et à se récupérer dans la confusion et l'embrouillement de ce monde où il a été jeté, comme un dé parmi tant d'autres. [...]Vaincre ou succomber- tels sont les deux pôles entre lesquels oscille le sort de cette lutte. Le vainqueur sera le Maître et le vaincu le Sujet".
Max Stirner, L'unique et sa propriété (et autres écrits), Lausanne, Bibliothèque l'âge d'homme, 1972, p. 85.